
Comme le signale l’association de défense des droits et de la dignité des personnes exilées La Cimade, quatre ans et demi après la photo de Aylan Kurdi, la mort par noyade d’un jeune syrien de quatre ans ne suscite guère d’émotion dans l’opinion publique. Pourtant la situation, aux portes de l’Union européenne (UE), est en passe de devenir une importante crise humanitaire et est, d’ores et déjà, une grave crise de valeurs.
1- Une analyse juridique erronée pour justifier un acte politique
Suite à ce qui a été présenté comme la « crise migratoire », l’UE a mis en place une politique migratoire multisectorielle, politique axée essentiellement sur la protection de ses frontières. L’approche « hotspot », mise en place à partir de 2015, et l’accord entre l’UE et la Turquie, signé en 2016, devaient permettre de trier les personnes présentant une demande de protection internationale et de pouvoir les réadmettre sur le territoire turc, si leur demande de protection était jugée infondée. L’accord UE-Turquie prévoyait donc que la Turquie serve de garde-frontières de l’UE. L’ouverture de la frontière turque a mis l’Union devant ses propres contradictions, et l’oblige aujourd’hui à mettre en œuvre frontalement une politique en violation du droit et de ses principes.
Le socle législatif, concernant la question des frontières et du droit d’asile, est contenu dans les articles 3§2 du Traité sur l’UE, les articles 77 à 80 du Traité sur le fonctionnement de l’UE (TFUE) ainsi que l’article 18 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE.
Le Premier ministre grec, Kyriakos Mitsotakis, en invoquant, pour fonder la fermeture de sa frontière et la suspension du droit d’asile, l’article 78§3 du TFUE commet une erreur flagrante, tout du moins juridique. Cet article prévoit qu’en cas d’« afflux soudain de ressortissants de pays tiers » des mesures provisoires, et donc nous l’imaginons dérogatoires, puissent être adoptées. Elles ne peuvent cependant être décrétées que par le Conseil européen, sur proposition de la Commission, et après consultation du Parlement européen. L’article en question ne peut donc pas venir légaliser les décisions unilatérales du Gouvernement grec. Par ailleurs, l’article 78 du TFUE pris dans son ensemble vient, bien au contraire, offrir une protection aux personnes cherchant asile auprès d’un État membre de l’UE. (...)
À rebours des choix politiques menés actuellement, « l’afflux massif » de ressortissants étrangers peut également permettre au Conseil de mettre en place une protection temporaire accordée aux « personnes déplacées en provenance de pays tiers qui ne peuvent rentrer dans leur pays d’origine »[1]. Mais cette option ne semble pas avoir été envisagée par l’UE. (...)
les ministres de l’Intérieur de l’UE ont affirmé, à la suite d’un Conseil extraordinaire, la nécessité de protéger les frontières européennes, rappelant qu’aucune traversée illégale ne saurait être tolérée, et que l’UE allait continuer à combattre activement le trafic d’être humain. Ce dernier argument, fréquemment avancé, notamment au sujet de la situation en Libye, vient renforcer l’amalgame opéré entre migration et criminalité. Cette association n’est absolument pas nouvelle, et est même bien antérieure à la « crise migratoire » de 2015, comme le note François Crépeau dans son rapport sur les droits humains des personnes migrantes, publié en 2013.
2- Une situation aux frontières de l’UE déjà pointée du doigt avant la « crise migratoire »
Dès sa nomination en tant que Rapporteur spécial sur les droits humains[2] des migrants, François Crépeau a lancé une étude régionale sur la gestion des frontières de l’UE et ses incidences sur les droits humains des migrants. Cette étude, publiée en 2013, pointe deux éléments ; la prise en compte certaine de la question du respect des droits humains des personnes migrantes aux frontières de l’UE, mais aussi les lacunes persistantes en pratique. F. Crépeau identifie deux ordres de lacunes ; les lacunes conceptuelles et celles pratiques. (...)
François Crépeau pointe, dès 2013, un réel fossé entre la politique et la pratique en matière de protection des libertés fondamentales des personnes migrantes. Les grands principes qui ont fondé l’UE et qui sont énumérés dans le préambule du Traité sur l’UE, ou la Charte des droits fondamentaux de l’UE ne se retrouvent pas sur le terrain (...).