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Reporterre
Blessé gravement par les gendarmes à Bure, Robin Pagès poursuit la lutte
Article mis en ligne le 26 juin 2018
dernière modification le 25 juin 2018

Le 15 août 2017, lors d’une manifestation à Bure contre la poubelle nucléaire Cigéo, Robin Pagès a eu le pied mutilé par une grenade. Il raconte à Reporterre son combat quotidien : souffrir, se rééduquer, réinventer sa vie ; mais aussi s’engager contre les violences policières aux côtés de ceux qui en ont été victimes.

J’étais à quelques mètres de Robin quand j’ai vu son corps soufflé par l’explosion d’une grenade comme on saute sur une mine. Les éclats se figer dans sa chair et son pied éclater sous le choc. C’était à Bure, en août 2017, lors d’une manifestation contre la poubelle nucléaire Cigéo.

Une équipe médicale tentait péniblement de sortir Robin du champ où il était tombé. Mais les grenades continuaient à pleuvoir sur eux. La terre tremblait, sous un ciel saturé en gaz lacrymogène, opaque comme le brouillard. Ce jour-là, je crois que j’ai compris ce qu’était la guerre. J’ai aussi compris que nous étions en guerre. De manière sensible, physique, palpable. L’État et sa police tiraient sur la foule, prêts à mutiler une jeunesse qui ne demandait qu’à voir émerger d’autres mondes que celui du désert nucléaire.(...)

À 27 ans, son existence a basculé. Il me parle de son nouveau « tatouage ». Ces marques indélébiles gravées sur la peau, le long de ses jambes et de son torse, son pied difforme. « J’aurai des séquelles pour toujours, me dit-il amer. La question ce n’est malheureusement pas quand je vais guérir mais comment je réinvente ma vie. »

Il a subi cinq opérations chirurgicales — nettoyage de l’intérieur du pied, pose de ciment provisoire, greffes cutanées et osseuses, poses de broches, dégraissages — et a passé près d’un mois à l’hôpital de Nancy. « Tu apprends petit à petit à habiter le corps d’un autre. Ce n’est plus le mien, celui que je connaissais. Mon pied est devenu mon centre de gravité. » Robin marche avec des béquilles après avoir passé plusieurs mois en fauteuil roulant. Il consacre trois à cinq jours par semaine à sa rééducation dans un centre spécialisé. Discipliné, ascète, comme le sportif qu’il est. « J’ai mal à la cheville, aux orteils, mes ongles, partout… J’essaye d’assouplir mon pied, millimètre par millimètre. C’est un travail de titan pour une infime partie de mon corps. » Robin « charbonne », comme il dit. C’est aussi une manière de s’oublier.(...)

Car il faut un moral d’acier pour tenir le quotidien. Une blessure s’inscrit d’abord dans le long terme.(...)

Pour sortir de la peine, Robin mue sa blessure en combat politique. « L’époque est aux acharnés » : « Ce qui va jouer dans le traumatisme, c’est quel sens tu mets derrière ce qui s’est passé et comment tu te débrouilles pour que ça n’arrive plus. Il faut partager une vérité et ne pas se laisser briser », confie-t-il. (...)

Car les violences policières ne sont pas un dysfonctionnement. « Il ne s’agit pas de bavure ou de dérive, affirme Robin, mais d’un système de domination qui fonctionne grâce aux œillères que la majorité des individus ont du mal à faire tomber et à la censure médiatique qui court du massacre d’octobre 1961 à aujourd’hui en passant par des milliers de crimes policiers impunis. » On tire un fil qui nous mène aux racines du pouvoir et à son autoritarisme.

À chaque fois, la propagande du ministère de l’Intérieur ose évoquer « un usage proportionné de la force », « un incident ». Robin, lui, veut « porter une autre voix dans le brouhaha médiatique, laisser la trace d’une autre affirmation ».(...)

L’État se répète. Il bégaie [1]. En mai dernier, lorsque Maxime a perdu la main à cause d’une grenade lancée par un gendarme à Notre-dame-des-Landes, la préfecture a été la première à communiquer, presque en temps réel, légitimant le geste des forces de l’ordre, quitte à mentir. « Cette version policière est apathique, on peut la démolir, soutient Robin. Raconter la vraie histoire. »

Dans sa chambre d’hôpital, dans des vidéos diffusées sur internet ou à ses séances de rééducation, Robin interpelle : « Je montre ma blessure aux gens, même dans la rue, je leur dis que c’est la police qui a fait ça, elle mutile, elle tue ! » Des béquilles en guise de bâton de pèlerin.

« Être blessé par l’État, c’est vertigineux, reconnaît Robin. Le responsable est dilué dans un ensemble de règles, une hiérarchie, c’est impersonnel, inhumain. Tu te bats contre une mégamachine, des robots. »

Il a porté plainte. Son dossier a été transféré de Nancy à Metz. « L’État essaye de gagner du temps, d’épuiser. »(...)

« Cette blessure, dans ma chair, me fait comprendre concrètement ce que vivent les classes immigrées » (...)

La justice est une course de fond. Une bataille pour une vérité toute simple, « Ce n’est pas le peuple qui doit arrêter de se battre, c’est l’État qui doit arrêter sa terreur. » Cette vérité, nous l’avons vécu, ensemble, cette journée d’été, en août 2017, où les grenades pleuvaient au-dessus de nos têtes. Une vérité crue.

Comme l’écrivait le poète Pierre Peuchmaurd, après une nuit passée sur les barricades en 1968 : « Maintenant, nous savons, nous savons bien, nous savons pour toujours. »