
À Khartoum (Soudan), c’est un chercheur italien du CNRS, fonctionnaire de l’État français, qui a attendu en vain la validation son recrutement comme directeur d’institut ; au Caire (Égypte), ce sont des candidats franco-égyptiens et européens dont les dossiers n’ont pas été transmis au conseil chargé d’étudier la qualité scientifique des candidatures ; en Tunisie, c’est une chercheuse italienne, dont le recrutement semblait acté, qui attend toujours sa confirmation.
La raison de ces blocages de recrutements dans les Ifre (Instituts français de recherche à l’étranger), vécus comme une discrimination par les candidats : la volonté du MEAE d’assurer la sécurité des chercheurs dans ces instituts, dont il assure la tutelle avec le CNRS. Interrogé par AEF info, le ministère explique être "très attentif à ne pas placer en situation de vulnérabilité ses personnels à l’étranger", évoquant le cas de Fariba Adelkhah. (...)
Il existe 27 Umifre (unités mixtes des instituts français de recherche à l’étranger) qui emploient, sous la tutelle du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et du CNRS, 150 chercheurs sur tous les continents – une spécificité française héritée des missions archéologiques. Quelques-uns de ces chercheurs sont des agents du CNRS en délégation. Les autres, la majorité, sont financés – et recrutés – par le MEAE. Pour ce recrutement, les candidatures sont d’abord examinées pour leur qualité scientifique par un conseil scientifique, qui les classe. Intervient ensuite le ministère, via le COS (conseil d’orientation stratégique) qui valide ou non ces candidatures. (...)
Ces deux dernières années, la nationalité – voire les nationalités – des candidats est scrutée de près par le ministère qui écarte des candidatures sans toutefois donner de consignes claires – du moins à l’écrit. Grosso modo, une ligne se dessine : dans un certain nombre de centres, le MEAE ne veut plus recruter de chercheurs qui ne soient pas français ni même de binationaux ayant aussi la nationalité du pays auquel ils se destinent. Le ministère considère être moins à même de protéger ces chercheurs qui ne peuvent pas bénéficier du passeport de service, un document délivré par le ministère de l’Intérieur français pour faciliter un certain nombre de démarches pour les expatriés relevant du MEAE (voir encadré). Les chercheurs concernés vivent la situation comme une discrimination – d’autant plus flagrante selon eux que certains ont fait leur doctorat ou post-doctorat dans l’institut dont les portes leur sont aujourd’hui fermées.
Leurs collègues dans les instituts soulignent la perte que la décision fait peser pour l’excellence de la recherche française, dans un contexte où les pays rivaux ne lésinent pas sur les moyens pour attirer "les meilleurs cerveaux", fût-ce dans des centres à l’étranger. (...)
Le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères souligne, dans des réponses écrites aux questions d’AEF info, "être ouvert au recrutement de chercheurs étrangers". (...)
le conseil scientifique poursuit : "Il nous apparaît absurde et contre-productif de continuer à sélectionner et auditionner au niveau du conseil scientifique des dossiers sur leurs uniques critères scientifiques (comme cela serait le cas pour le CNRS ou l’université), si ceux-ci sont au final disqualifiés pour des prétextes administratifs. C’est une perte de temps et d’énergie pour tout le monde et un manque de respect pour tous les collègues concernés." (...)
Le conseil scientifique, qui refuse de se plier à une consigne qu’il juge illégale, analyse l’intégralité des dossiers et retient quatre candidatures pour les auditions. Parmi elles, celle d’une Italienne, Giulia Fabbiano, convoquée in extremis, après un bras de fer entre le conseil scientifique et le ministère qui n’avait dans un premier temps pas transmis sa convocation à l’intéressée. Elle est classée première. Le conseil scientifique apprend ensuite du ministère que sa candidature a été retenue par le COS. Mais aucune information officielle n’est encore pas parvenue à la chercheuse, qui désespère d’obtenir une validation.
Au Caire, des dossiers non transmis au conseil scientifique (...)
Le conseil scientifique décide donc d’annuler les auditions. Pendant plusieurs mois, ni le conseil scientifique, ni les candidats n’ont d’informations sur la suite de la procédure. Jusqu’à ce que, début juillet, sur le site dédié du MEAE, un appel à candidatures soit à nouveau ouvert pour un poste de chercheur prévoyant une prise de fonction au 1er décembre. L’annonce mentionne explicitement que, "pour des raisons de sécurité, il est recommandé que le candidat puisse se voir délivrer un passeport de service".
La sécurité des chercheurs menacée
Deux faits au moins sont dans toutes les têtes lors de ces discussions :
En janvier 2016, Giulio Regeni, doctorant italien à l’université de Cambridge, est torturé et assassiné par les services secrets égyptiens alors qu’il mène des recherches sur les syndicats des vendeurs de rue (lire sur AEF info).
En 2019, l’anthropologue franco-iranienne Fariba Adelkhah est arrêtée à Téhéran ainsi que son compagnon, le chercheur français Roland Marchal. Ce dernier est libéré en mars 2020 (lire sur AEF info). Fariba Adelkhah est libérée de prison en septembre de la même année mais avec un bracelet électronique et ne peut quitter Téhéran. Son comité de soutien considère qu’elle est "otage", parmi d’autres, de l’État iranien dans un bras de fer avec les Occidentaux (lire sur AEF info).
"de plus en plus surveillés et soumis à des procédures"
Les conseils scientifiques regrettent le manque de concertation et de transparence sur la situation. "La responsable des ressources humaines du ministère a donné ses consignes, il n’y a pas eu de possibilité d’argumenter", regrette un membre de conseil scientifique responsable des auditions des candidats à l’IRMC de Tunis. Si le cas de Fariba Adlekhah est "dans toutes les têtes" et que sa nationalité franco-iranienne l’a effectivement exposée, celle-ci "n’était pas en poste dans un Ifre", précise-t-il. Pour lui, écarter les binationaux au motif de la sécurité "mérite une discussion sur le fond".
Dans le cas qui l’occupe, la Tunisie, il estime que la police politique réfléchirait à deux fois avant de s’en prendre à un poste employé par le MEAE. "Personne ne se soucie des doctorants ni des post-doctorants pourtant bien plus exposés : faut-il alors interdire à tous les étudiants de venir faire des recherches dans le pays où ils ont des origines ?" (...)
Alors, "excès de prudence" ou "argument de mauvaise foi" ? Dans les instituts concernés, on hésite sur la manière d’interpréter ces critères de nationalité. (...)
Certaines personnes interrogées par AEF info évoquent le cas de la Turquie, par exemple, où une chercheuse et le directeur de l’Institut français d’études anatoliennes sont franco-turcs : leur binationalité pourrait au contraire avoir renforcé leur tranquillité et garanti l’indépendance de leurs recherches, dans un contexte où les autorités ne délivrent plus de permis de travail aux professeurs des lycées et universités françaises qui ne maîtrisent pas la langue turque.
À l’inverse, on peut imaginer que la situation est complexe en Inde où les règles de séjour modifiées en 2021 imposent désormais aux ressortissants expatriés qui veulent venir mener des recherches dans le pays qu’ils en fassent une demande auprès du ministère de l’Intérieur en mentionnant, entre autres, leur projet de recherche. (...)
Plus généralement, de nombreux chercheurs soulignent les ambiguïtés qu’il y a, pour eux, à dépendre du MEAE – "la tutelle du CNRS brillant par son absence et son silence", souligne l’un – avec au cœur des préoccupations, la question de leur autonomie. "Si un chercheur se définit comme chercheur MEAE, avec en plus un passeport de service, il fait partie du personnel diplomatique français, ce qui lui confère un statut ambigu vis-à-vis des personnes enquêtées", détaille l’une. Une situation particulièrement complexe à certains moments, par exemple "pendant la révolution tunisienne, alors que l’ambassade n’était pas en phase avec ce qui se passait dans la rue". Et d’interroger : "un chercheur peut-il refuser de faire une note pour l’ambassade ?"
Les directions d’instituts représentent des postes "pour lesquelles la situation se pose un peu différemment", commente un autre chercheur pour qui il s’agit de postes "à la limite de la représentation diplomatique", avec, dans certains cas, une participation à des réunions avec l’ambassadeur. (...)