L’annonce chinoise fracassante de la création de bébés « résistants au sida » démontre l’inanité des interdits éthiques et législatifs pour lutter contre le transhumanisme. Que va-t-il désormais se passer ?
Le 26 novembre 2018 restera-t-il gravé comme la date de notre entrée dans l’ère de l’humanité génétiquement modifiée ? Celle de l’avènement du transhumanisme triomphant ? Ce jour-là, une dépêche de l’Associated Press donnait la parole à un chercheur chinois expliquant qu’il était parvenu à créer des embryons humains dont il avait modifié le patrimoine génétique.
Une annonce aussitôt reprise par la MIT Technology Review avant d’être déclinée par d’innombrables sites et médias généralistes à travers le monde. (...)
Profitant du Second International Summit on Human Genome Editing [« deuxième Sommet international sur l’édition du génome humain » en français] organisé à Hong Kong, He Jiankui, chercheur de la Southern University of Science and Technology de Shenzhen affirmait avoir obtenu la naissance de deux jumelles, « Lulu et Nana », dans le génome desquelles il avait greffé un gène de résistance à l’infection par le VIH. Son objectif n’était pas de « guérir » ou de « prévenir » mais bien de conférer un trait génétique indélébile et transmissible à la descendance des humains ainsi modifiés. (...)
Une création au conditionnel
En d’autres temps, sous d’autres cieux, l’affaire aurait vite été classée au rayon des divagations. Tel ne peut plus être le cas. Quoique déjà parfois présenté comme un « Frankenstein chinois », le Dr He Jiankui n’est en rien un inconnu perdu dans ses délires. Bluff scientifique ou pas, l’affaire s’ancre pleinement dans le crédible.
Ainsi « Crispr-Cas9 », la technique qui aurait été utilisée pour modifier le génome des jumelles chinoises est désormais bien connue, largement vulgarisée, assez simple à mettre en œuvre et fort peu onéreuse. Elle a été mise au point en en 2012 (...)
Le conditionnel s’impose, rien ne permettant de confirmer que les déclarations de He Jiankui correspondent à la vérité. La communauté scientifique ne dispose d’aucune publication détaillée, aucun contrôle n’a pu être mené et le chercheur a, délibérément, brouillé les pistes qui permettraient de confirmer ses dires. (...)
Un mauvais génie ?
L’annonce de cette « première » a rapidement été suivie de condamnations, le chercheur expliquant pour sa part qu’il allait « faire une pause » (sic). Le généticien et prix Nobel 1975 de médecine David Baltimore a jugé qu’une telle création était irresponsable, constituait une violation flagrante des normes internationales et « un échec de l’autorégulation par la communauté scientifique ».
Dans le même temps, Zhai Xiaomei, directrice du Centre de bioéthique de l’Académie chinoise des sciences médicales, affirmait qu’elle était contraire à une loi chinoise datant de 2003.(...)
L’une des paradoxales ambiguïtés de cette affaire est que tout était écrit, sinon programmé. Pour Jennifer Doudna, co-découvreuse de la technique Crispr, si l’annonce chinoise devait être confirmée, cela « renforcerait le besoin urgent de confiner l’utilisation des éditions des gènes sur les embryons humains à des dispositifs où un besoin médical non satisfait existe, et où aucune autre approche médicale ne constitue une option viable, ainsi que le recommande l’Académie des sciences américaine ». Mais la même avait, dans un entretien accordé au Monde (le 21 mars 2016), estimé que la naissance d’un « bébé Crispr » était « une quasi-certitude » : « Un jour, cela arrivera, je ne sais pas où ni quand, mais, un jour, je me réveillerai avec cette nouvelle. J’aimerais que nous ayons alors été aussi bien préparés que possible ».
Dans ce contexte, nombre de responsables redoutent que la Chine (ou certains de ses proches voisins) deviennent sous très peu un terrain pour de telles expérimentations sur l’être humain –du moins si les capacités internationales de réglementation ne sont pas, au plus vite, considérablement renforcées.(...)
« On sait bien que le premier scientifique qui réussira à faire naître un bébé génétiquement modifié aura peut-être de graves ennuis, peut-être sera-t-il mis en prison mais il laissera son nom dans l’histoire, observe sans illusion le généticien français Axel Kahn. Cela peut-être une motivation incroyablement forte. » Et de citer Charles Nicolle, élève de Louis Pasteur : « La folle témérité du savant l’a emporté sur la conscience de l’homme ».
Barrières franchies
Mais force est aussi de constater que les condamnations médicales et scientifiques comportent en leur sein de redoutables failles et incohérences –pour ne pas parler d’hypocrisie. (...)
C’est dans ce contexte qu’il faut insérer trois réactions officielles françaises : celle de l’Académie nationale de médecine et de l’Académie des sciences. Ensuite celle du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE). Tout d’abord celle, pour le moins ambiguë, des deux académies (...)
S’attendre à plus de mesure de la part des « sages » français de cette morale en marche qu’est l’éthique ? Il faut ici lire le communiqué de presse du CCNE. Ce dernier « réaffirme son opposition au transfert d’embryons humains génétiquement modifiés, telle qu’elle a été rappelée dans sa contribution à la révision de la loi de Bioéthique (avis 129 du 25 septembre 2018) ».
Tout en reconnaissant l’importance de l’utilisation des techniques de réédition du génome dans la recherche fondamentale sur l’embryon et l’utilisation de ces techniques sur des cellules non-germinales dans une perspective thérapeutique, le CCNE « s’inquiète qu’une ligne rouge ait été franchie à l’occasion de cette naissance inédite d’humains génétiquement modifiés, de nature à porter atteinte aux droits fondamentaux et à la dignité de la personne humaine ». Aussi le CCNE se joint-il « à la mobilisation de la communauté internationale scientifique, médicale et éthique » qui condamne les travaux du chercheurs chinois ainsi que les « conditions de leur communication » (sic).
Et le CCNE de rappeler que de nombreuses barrières ont été érigées par les nations (en France par exemple à travers la loi de Bioéthique), au plan européen et international (par la convention d’Oviedo, que la France a ratifiée). Pour autant il estime « urgent que se concrétise une gouvernance renforcée à l’échelle mondiale la plus apte à répondre aux évolutions extrêmement rapides de ces technologies ». Il précise aussi que « cette initiative devra associer les citoyens dont l’information aux enjeux scientifiques, médicaux et éthiques sur ces questions est essentielle ». (...)
On peut résumer : pour le CCNE, des embryons humains peuvent être génétiquement modifiés (à des fins scientifiques et médicales) à condition d’être ensuite détruits. Il existe « de nombreuses barrières nationales et internationales » pour que l’on n’aille pas plus loin. Ces barrières sont là mais elles ont été médiatiquement franchies et des « humains génétiquement modifiés » sont/seraient nés. « Concrétiser une gouvernance renforcée à l’échelle mondiale » en y associant « les citoyens » ?
Qu’en diront, demain, « Lulu et Nana » ? Elles ou leurs enfants ?