
Lorsqu’un sujet de baccalauréat, portant sur les politiques de lutte contre le chômage, est instrumentalisé par un pouvoir politique tout acquis aux intérêts du grand patronat........ Décryptage et déconstruction d’une rhétorique propagandiste qui ne dit pas son nom, imposée à des candidats bacheliers pris en otage, le temps d’une épreuve, par l’hégémonisme de l’idéologie néolibérale.
Les offensives idéologiques belliqueuses des tenants de l’économie néolibérale contre l’enseignement des sciences économiques et sociales (SES) au lycée auront été d’une violence et d’un cynisme inouïs durant la mandature d’Emmanuel Macron. Après avoir tenu la plume des économistes mainstream ayant participé à la rédaction des nouveaux programmes de SES issus de la réforme des lycées de 2019, avec la bénédiction du ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer, voilà maintenant que le grand patronat s‘invite aussi à la table d’élaboration des sujets de baccalauréat de la spécialité des SES (1). C’est tout du moins ce que les professeurs de SES ont pu entrevoir, non sans grande stupéfaction, lors de la session de juin dernier inauguratrice du nouveau baccalauréat général, à l’occasion de laquelle il a été proposé aux candidats libres l’exercice analytique suivant (2) : « À l’aide de vos connaissances et du dossier documentaire, vous montrerez que des politiques de flexibilisation du marché du travail permettent de lutter contre le chômage structurel. »
Si notre ministre de l’Éducation nationale avait officiellement passé commande au Mouvement des entreprises de France (Medef) pour confectionner un sujet concernant les politiques de lutte contre le chômage (la troisième question du nouveau programme de terminale de l’enseignement des SES), nous n’aurions probablement pas eu meilleur exemple d’un sujet de type endoctrinement, associant manipulation idéologique et malhonnêteté intellectuelle, tant dans la formulation même de l’énoncé du sujet que dans le choix des trois documents l’accompagnant, dont nous montrerons par la suite qu’ils relèvent eux aussi du registre idéologique et non de celui de l’outil documentaire, qui doit normalement aider et stimuler l’esprit critique de l’élève. Le fait qu’un tel sujet puisse être proposé pour des épreuves du baccalauréat porte atteinte à la neutralité axiologique de l’enseignement des SES, et constitue une grave dérive pour l’éducation nationale (...)
le recours au registre de la propagande néolibérale, dans lequel s‘inscrit le sujet, est d’autant plus sidérant que la liste des arguments théoriques et statistiquement établis en défaveur des politiques de déréglementation du marché du travail est pourtant longue, et que le concept de « chômage structurel » dont il est question prête fort à discussion, comme on le verra par la suite. Mais, il n’y a pas que la discipline des SES et ses professeurs à qui on vient faire, là, un nouveau pied de nez. C’est aussi toute l’institution éducative qui est méprisée, une nouvelle fois (!), par un pouvoir politique qui n’hésite plus à instrumentaliser les enseignements scolaires pour légitimer sa politique nationale et les choix idéologiques qui la sous-tendent, en l’occurrence, ici, sa politique économique néolibérale. (...)
les économistes libéraux partent du modèle de base néoclassique d’analyse du marché du travail pour justifier le rôle fondamental de la flexibilité du salaire réel, permettant d’assurer l’équilibre entre l’offre et la demande de travail sur ce marché, d‘où, en théorie, l‘absence de chômage si le marché de l’emploi fonctionne selon les conditions de la concurrence pure et parfaite (entendons un marché du travail fonctionnant dans des conditions proches de celles du XIXè siècle (!), sans droit du travail ni syndicats, sous les fusils de l’armée, etc.…, ce dont se garde bien de préciser le programme officiel, cela va de soi !!). D’autre part, il existerait dans le chômage observé une composante structurelle - le chômage structurel dont il est fait mention dans l’énoncé du sujet -, qui s’installerait durablement à long terme dans l’économie et résulterait de dysfonctionnements dans les structures de l’économie nationale. Si les libéraux consentent que le chômage conjoncturel, un chômage de court terme lié à une insuffisance du rythme de la croissance économique, peut se combattre au moyen de politiques économiques conjoncturelles expansionnistes d‘inspiration keynésienne, en revanche, ils considèrent que la seule façon de venir à bout du chômage structurel - donc incompressible autrement -, est de mettre en œuvre des réformes structurelles, en particulier celles censées corriger ce qu’ils nomment les imperfections des institutions encadrant le marché du travail (l’existence d’un salaire minimum, d’une législation sur la protection de l’emploi trop importante et rigide, d’un système d’indemnisation du chômage trop généreux, etc.). Ces dernières empêcheraient les mécanismes auto-régulateurs du marché de fonctionner convenablement, et seraient également en partie responsables d’un coût du travail excessif. Enfin, dans ce corpus néoclassique théorique et idéologique désespéramment a-historique et a-sociologique, faisant référence à une économie totalement désencastrée de la société, les politiques de flexibilisation du marché du travail, toujours selon les économistes libéraux, seraient donc efficaces pour combattre le chômage structurel, en particulier en s’attaquant frontalement aux rigidités institutionnelles caractérisant le marché du travail, notamment en favorisant la flexibilité des entreprises, elle-même définie comme l’ensemble des moyens dont ces dernières disposent pour s’adapter aux variations conjoncturelles de leur production et améliorer leur compétitivité. Alléluia !… (...)
Compte tenu de la formulation du sujet, il est donc demandé au candidat de ne surtout pas questionner l’argumentation théorique précédente, érigée, le temps de l’épreuve, comme un dogme inébranlable. (...)
D’ailleurs, dans le dossier documentaire fourni aux candidats, les concepteurs du sujet ne se sont guère risqués à donner un document statistique sur ce chômage structurel, alors que c’est bien de celui-ci dont il est question dans le sujet. Est-on alors vraiment dans une démarche didactique et scientifique en sciences sociales, lorsqu’on demande aux candidats de construire une argumentation démonstrative, sans qu’ils puissent s’appuyer sur un document statistique la fondant empiriquement, au moins partiellement, grâce à une référence aux résultats des travaux de recherche disponibles ? Poser la question, c’est y répondre. Or, c’est précisément toute la démarche inverse à laquelle les professeurs de SES tentent d’initier leurs élèves au cours de l’année !
Comme le précise le sujet, le candidat doit aussi exploiter le dossier documentaire fourni pour étayer l’argumentation du plaidoyer des politiques de flexibilisation du marché du travail, qu‘on attend de lui. A ce stade de la découverte du sujet, on pouvait quand même espérer que les concepteurs du sujet aient au moins fait l’effort - et l’honnêteté intellectuelle ! - de proposer des documents de bonne qualité apportant une validation empirique satisfaisante, au moins sur certains éléments de la flexibilité du marché de l’emploi faisant consensus (...)
Espoir vain, les trois documents confirment, et cette fois-ci d’une façon grossière voire caricaturale, tout le parti pris idéologique ayant présidé à l’élaboration du sujet. (...)
L’intention des concepteurs du sujet est claire : il s’agit d’amener le candidat à lui faire dire, au vu de ce graphique, qu’il serait établi empiriquement, que plus un pays a une législation sur la protection de l’emploi (LPE) importante et rigide, plus son taux de chômage est élevé, et inversement. (...)