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Textures du temps
Au-delà du mur. Enquête sur deux photos de la torture en Algérie
Article mis en ligne le 20 mai 2020

L’historien Fabrice Riceputi est le fondateur et le co-animateur, avec Malika Rahal, du site 1000autres.org, autour des disparus de la « Bataille d’Alger ». Pour son premier article dans Textures du temps, il propose une réflexion autour de deux photographies, rares, représentant la torture d’un prisonnier aux mains de l’armée française durant la Guerre d’Indépendance.

Dans le silence des salles de lecture de centres d’archives, il arrive qu’une découverte fasse entendre une exclamation de surprise, voire même un bref sanglot vite retenu, signalant l’émotion incontrôlée d’un lecteur chez qui, sans prévenir, le mort a saisi le vif.

Les deux photographies en noir et blanc reproduites ici ont été prises en Algérie en 1957. Elles sont de cette sorte d’archive dont l’effet de réel historique est si glaçant qu’elles poursuivent longtemps qui les a vues surgir d’un carton sans crier gare. (...)

On peut lire aujourd’hui de très nombreuses descriptions de la torture perpétrée par l’armée française durant la Guerre d’indépendance algérienne. Mais on ne la voit que très rarement comme c’est le cas sur ces images. De plus, alors que les archives de l’État français relatives à cette pratique sont essentiellement des archives de la dissimulation et du mensonge,1 l’ existence dans des archives publiques de telles preuves directes par l’image de la torture est une d’une incongruité sidérante.

Ces photos sont donc des sources historiques précieuses et leur histoire, depuis leur production en 1957 jusqu’à nos jours, bien que passablement lacunaire et tortueuse, nous a paru mériter d’être retracée et questionnée.

1. Photographie interdite (...)

l’armée française exerça très vite un strict contrôle sur la production et la diffusion des images des « évènements », s’octroyant un monopole qui empêcha notamment l’activité de photographes et de cinéastes non agréés par elle. (...)

Preuve de l’efficacité de ce verrouillage, la campagne menée en métropole à partir de 1957 contre une « sale guerre » fut largement privée de cette arme de l’image qui se révélerait si efficace plus tard et ailleurs, notamment pour les opposants à celle du Viet-Nam.4

Un certain nombre de photos montrant des humiliations et brutalités, voire même des atrocités et des cadavres d’Algériens torturés ou exécutés sommairement, sont pourtant connues. Certains appelés déjouèrent en effet l’interdiction de photographier les réalités honteuses pour la France, destinant leurs images à un usage privé. Dans l’esprit de ceux qui les prirent et les montrèrent, le propos n’était pas toujours de dénoncer ce qu’elles montraient, mais parfois bien plutôt de revendiquer fièrement la domination exercée sur le corps d’un ennemi racisé et déshumanisé par la situation de guerre coloniale. (...)

2. Des images pour témoigner10

Comme nous allons le voir, l’identité de l’auteur et les conditions de production exactes des ces deux photos ne nous sont pas connues. Mais leur intention est claire. Montrant, comme la photo-trophée, une domination extrême sur le corps de l’ennemi algérien, elles sont toutefois aux antipodes : ici, pas de mise en scène, pas plus que d’intention d’exhiber complaisamment l’atrocité. Elles sont prises parce que leur auteur réprouve une pratique à laquelle il ne participe vraisemblablement pas, tout au moins directement, et qu’il veut dénoncer, n’hésitant pas à prendre un risque important en prenant ces photos, mais aussi en les transmettant pour les faire voir.

Le mur qui cache sur les deux clichés une grande partie de la scène fait partie intégrante du témoignage et ajoute, si l’on peut dire, à leur effet de réel historique : aujourd’hui, ces photos nous parlent non seulement de la torture, mais de l’acte transgressif et périlleux d’essayer alors de la faire voir au delà d’un mur. Ce mur incarne— à nos yeux informés par l’historiographie — celui, symbolique, du secret et de l’arbitraire derrière lequel disparurent corps et âmes et par milliers les Algériens considérés comme suspects. (...)

ces photos résultent d’un acte de désobéissance réfléchi et calculé, certainement pas d’une découverte faite par hasard. Les lieux de torture étaient dissimulés autant que possible, mais leur existence n’était pas ignorée aux alentours immédiats par ceux qui n’y avaient pas part. Les cris et hurlements les signalaient, très souvent entendus par les appelés cantonnés à proximité et par les habitants éventuels. (...)

C’est une scène de torture ordinaire en 1957 en Algérie qui est photographiée, dans un lieu dédié au moins provisoirement à cet usage, comme beaucoup d’autres. Cet espace peut se trouver à l’intérieur d’une enceinte militaire ou encore d’une de ces fermes coloniales qui servirent souvent de lieux de détention et d’interrogatoire. (...)

La torture par pendaison ou suspension prolongée, éventuellement en plein soleil, est une méthode de torture classique, de celles qui furent privilégiées parce qu’elles laissent peu de marques visibles à l’œil nu sur le corps du torturé. (...)

elle provoque de graves atteintes du système musculo-squelettique, notamment aux articulations des épaules et au plexus.19 S’en suit au plan psychique, selon Françoise Sironi, un trauma particulier, induisant culpabilité et auto-destruction, du fait d’un sentiment de s’être longuement auto-torturé car les blessures sont causées par le poids de son propre corps et de ses propres organes (...)

3. Dans le coffre-fort de la commission

Le négatif de ces photos pour le moins éloquentes fut envoyé, sans doute au printemps de 1957, à Robert Delavignette, alors membre de la Commission de Sauvegarde des Droits et Libertés Individuels instituée par Guy Mollet le 10 mai de la même année, officiellement pour enquêter sur les exactions commises en Algérie. Destinées à témoigner et alerter en métropole, elles n’atteignirent cependant jamais leur but. Essayons de comprendre pourquoi. (...)

Souvent décrite dans toute son horreur, la torture fut cependant bien peu montrée en 2000. Il fallut attendre encore douze ans et la commémoration française du cinquantenaire de la fin de la guerre d’Algérie pour que ces photos soient publiquement et largement vues, avec quelques autres, pour la première fois. Quelle fut leur réception ?

En 2012, les deux photos remises à Delavignette furent toutes deux reproduites en pleine page dans un numéro hors-série du journal Le Monde intitulé « Guerres d’Algérie, mémoires parallèles ». Leur très courte légende disait : « ces deux photographies représentant des scènes de supplice infligés à des prisonniers algériens ont été prises à la dérobée par un appelé. Il les a ensuite fait parvenir à la commission de sauvegarde des droits et libertés individuels (archives datant de 1957). » Elles accompagnaient un article montrant que les Français d’alors avaient été largement informés de la pratique de la torture mais qu’ils étaient tout aussi largement restés « indifférents ».49

À l’occasion de la même commémoration, au printemps 2012, trois des clichés de Jean-Philippe Charbonnier qui avaient tant marqué le jeune André Gazut furent exposés et pour la première fois au musée de l’Armée à Paris.

Cette exposition fit grand-bruit et suscita de violentes critiques au sein de l’armée et du ministère de la Défense, où Gérard Longuet s’opposa à son ouverture. Il fallu son départ pour que l’exposition puisse ouvrir, le jour même de l’intronisation d’un nouveau président de la République, François Hollande, le 16 mai 2012, mais elle fut donc écourtée. Son livre d’or recueillit les vives critiques d’une partie des visiteurs.50 (...)

Rappelons que ces clichés réalisés en quelque sorte sur commande par J.-P. Charbonnier montrent ce qu’on ne voit pas sur les deux photos remises à Delavignette : les tortionnaires, des soldats français et leur officier du 7e BCA posant, visage visible, en train d’infliger eux-mêmes une souffrance physique à un homme dont on voit très bien les traits.

L’exposition de ces clichés fut remarquée, mais moins pour ce qu’ils montraient et qui aurait dû en toute logique soulever des questions — localisation exacte, identité des tortionnaires et du torturé, etc. — qu’en raison de « l’audace » dont aurait fait preuve, selon la presse, l’institution militaire française en osant les montrer. (...)

Dans les manuels scolaires, la torture en Algérie est aujourd’hui presque toujours évoquée, mais peu illustrée par des images la montrant réellement.53 Le thème, jugé trop sensible, est ainsi « refroidi » et la torture réduite à une abstraction.54

Or, comme on vient de le voir, de telles photos existent. Elles sont « dures », mais des images d’archive montrant des scènes parfois insoutenables, relatives par exemple à la Seconde guerre mondiale, sont pourtant fréquemment publiées dans ces manuels et l’on n’occulte jamais les visages sur des documents historiques. La raison de l’absence de représentation de l’horreur de la répression française en Algérie est bien sûr autre. Elle procède de ce qu’Ann Laura Stoler nomme « l’aphasie coloniale française » :55 une difficulté persistante à dire, et plus encore, selon l’expression consacrée, à « regarder en face » ce qu’on sait. (...)