
(...) Henrique Vieira : Nous vivons un moment délicat pour le pays, pour la démocratie, l’Etat laïc et les droits de l’homme. Parce qu’une partie des Eglises évangéliques détient un véritable pouvoir politique, médiatique – en particulier à la télévision – et économique. Leurs visées sont anti-laïques et non démocratiques, elles ne célèbrent pas la diversité, ne reconnaissent pas les différences, qu’elles soient raciales ou dans les orientations sexuelles. Les pratiques évangéliques sont multiples au Brésil, elles ne se retrouvent pas toutes dans cette vision rétrograde de la société, mais il y a un conservatisme hégémonique dans le camp évangélique. Il ne diffère pas tellement de celui qui imprègne la société brésilienne. Ce serait une erreur de réduire le problème de la démocratie brésilienne à la montée de l’Eglise évangélique. Le Brésil est l’enfant du colonialisme, du patriarcat et du racisme structurel. Penser que le conservatisme est inventé au Brésil par le mouvement néopentecôtiste est très réducteur. L’Eglise évangélique est un miroir du pays.
Mais il est clair qu’elle parvient à peser sur les mécanismes du pouvoir. Il ne s’agit plus simplement d’un conservatisme diffus qui se répand dans les esprits, les évangéliques ont une position de force à l’Assemblée et ils demandent des postes au gouvernement. C’est un phénomène totalement inédit. Cette présence politique ne fait que croître depuis la fin des années 1980. (...)
Valdemar Figueredo : La Chambre des députés compte aujourd’hui plus de 80 députés appartenant à des groupes évangéliques. Le front évangélique de l’Assemblée, plus large, compte près de 180 députés qui se réclament de la « préservation de la famille monogame formée par des hommes et des femmes ». Ce front rassemble également des députés catholiques et représente ce qu’on appelle le groupe BBB (« Balle, Bœuf et Bible »), avec les grand propriétaires terriens et les défenseurs du port d’arme. Ils partagent une vision conservatrice et réactionnaire de la société.
Il faut faire le lien entre cette ascension politique et le contrôle des médias. En prenant du poids à l’Assemblée, les Eglises obtiennent des concessions publiques de stations radio et de chaînes de télé. Dans le passé, les pentecôtistes ne dirigeaient pas des groupes médiatiques comme ils le font aujourd’hui. Ils achetaient des créneaux horaires sur différentes antennes. Les Eglises dont le culte reposait sur la guérison divine s’imposaient essentiellement à la radio. Et le petit écran était le terrain des célèbres « télévangélistes » américains. Le protestantisme conservateur – celui qui soutient Trump aujourd’hui – occupait le terrain grâce à sa puissance médiatique. L’Eglise universelle du royaume de Dieu fondée par Edir Macedo, à la fin des années 1970, a innové en reprenant le format américain pour lui ajouter peu à peu une couleur locale. Un langage très brésilien. L’accent mis sur la guérison divine, sur la quête de la prospérité et l’appropriation de symboles empruntés aux catholiques et aux religions afro. La liturgie des protestants historiques communique peu avec le peuple. Elle est très austère. Même dans la langue du pasteur. Elle est loin des gens. Plutôt que prêcher la Bible, ces néopentecôtistes ont commencé à ritualiser le texte. A le théâtraliser. En profitant de l’explosion de la communication de masse. À partir de là, ils ont connu une croissance exponentielle. (...)
e sociologue Boaventura de Sousa Santos dit que l’approfondissement du néolibéralisme mondial conduit à la renaissance des fondamentalismes religieux dans le monde. Le néolibéralisme démantèle les réseaux de protection sociale, mine les structures publiques qui soutiennent la vie quotidienne, dilue les spécificités culturelles. Ce « globaritarisme » impose partout un modèle qui massacre les pauvres et détruit les liens sociaux. Face à ce vide individualiste néolibéral, le fondamentalisme religieux apparaît comme une réponse objective à l’angoisse de la vie. Il se développe un peu partout dans le monde en réaffirmant les identités culturelles et les repères moraux de manière rigide. Le fondamentalisme s’appuie sur une demande de sécurité.
Il faut garder l’esprit ouvert et percevoir aussi les aspects progressistes du phénomène néopentecôtiste au Brésil. Il n’est pas progressiste de manière consciente ni en termes de projet de société. Mais dans la pratique même. Ces Eglises, qui se multiplient partout dans le pays, sont parfois le seul espace de sociabilité, de communauté et de coopération des populations en souffrance. (...)
Comment nier que ces Eglises sont devenues un espace de résistance pour les personnes oubliées de la société ? C’est un défi auquel la gauche doit réfléchir.(...)
Avec la présence des évangéliques au parlement, de nombreuses facultés et séminaires évangéliques ont été ouverts. Avec des permis du ministère de l’Education. Mais l’Eglise universelle du royaume de Dieu assure sa formation à sa guise. Sans contrôle ou supervision externe. C’est une simple formation de cadres. Avec l’importance prise par ces Eglises dans la sphère publique, des pressions commencent à s’exercer. Mais il y a beaucoup de pasteurs qui ne sont jamais allés au séminaire. (...)
Avec un charisme individuel qui sort du lot et sans aucun rite de formation, on est légitimé en tant que pasteur. Les facilités oratoires comptent beaucoup. Indépendamment du phénomène pentecôtiste, le protestantisme valorise et démocratise singulièrement le discours. (...)
Dans le Nouveau Testament, Jésus est le maître qui se met à genoux pour laver les pieds des disciples. L’Ancien Testament, en particulier dans la tradition sacerdotale, est beaucoup plus symbolique et efficace pour ceux qui veulent renforcer l’autorité. Les pentecôtistes se concentrent sur ce texte pour en donner une lecture souvent sortie du contexte. C’est un livre d’une grande beauté où les prophètes dénoncent l’oppression des pauvres, s’attaquent à l’accumulation de richesses, à la concentration de terres. Les néopentecôtistes ne lisent pas cela. Dans l’Ancien Testament, ils trouvent une grande symbolique de l’ordre et de la sévérité. Ils rétablissent la figure de l’autorité religieuse. Si les textes sont lus isolément, il peuvent prôner une certaine violence. La Bible lue sans précaution peut être un dispositif très dangereux. (...)
Valdemar Figueredo : Avant de parler de religion, Bolsonaro tient un discours à destination d’une classe moyenne à majorité conservatrice. Et les groupes évangéliques s’intéressent à ce conservatisme moral. En réaction à ce qu’on appelle les droits individuels. Bolsonaro est également un ennemi des libertés et des droits des groupes minoritaires – LGBT, Noirs, femmes… Il est devenu très clair que la société brésilienne n’a rien de cordiale et de paisible, elle est très violente. Cette violence qui était chez beaucoup de gens a été réveillée par Bolsonaro, et les gens n’ont plus honte de déclarer à quel point ils sont hostiles aux conquêtes des « minorités ».
Henrique Vieira : Les perspectives qui se dégagent aujourd’hui sont les pires. Le mariage pervers de l’extrémisme religieux avec une vision autoritaire et totalitaire du monde. Et du point de vue économique, le programme néolibéral aggravera les inégalités sociales au Brésil. Or au Brésil, c’est une catastrophe. Selon les politiques publiques, vous tuez ou sauvez des milliers et des milliers de personnes vivant dans une pauvreté extrême. C’est vraiment une question de vie ou de mort.
Gandhi a dit : « J’admire votre Christ. Le problème, ce sont les chrétiens. » Ce phénomène n’est pas nouveau. Jésus, en fait, a été tué au nom de Dieu. Ce détournement de la perspective de la foi est malheureusement plus souvent une règle qu’une exception. (...)
Je vois dans la vie de Jésus un germe d’humanité radicale totalement incompatible avec la personnalité et les idées de Bolsonaro. Aujourd’hui, Bolsonaro tuerait Jésus au nom de Jésus.