
Comment agir efficacement pour protéger le climat et nos existences ? Dans cet entretien, Andreas Malm souligne le rôle central du capitalisme dans l’enchaînement des catastrophes écologiques. Et plaide pour ne pas se limiter à la non-violence, mais pour saboter aussi des biens matériels symboles de la surconsommation.
Reporterre — Comment interprétez-vous la réaction face à la pandémie de Covid-19 ?
Andreas Malm — C’est comme si on faisait face à une nouvelle normalité, comme si le problème devenait chronique. Cette crise pourrait se prolonger longtemps et nous pourrions voir apparaître de nouvelles souches de ce virus ou de nouveaux virus. Quand je circule dans une ville comme Berlin et que je vois tous ces habitants masqués, j’ai l’impression qu’ils sont reliés par des millions de fils invisibles à la crise profonde qui frappe la nature : la destruction continue de la nature sauvage cause l’apparition de nouvelles maladies infectieuses. Mais les gens n’en semblent pas conscients.
Il est remarquable de voir à quel point la dimension écologique de cette crise est absente du débat. Maintenant, on parle des élevages de visons, mais il n’y a pas eu jusqu’ici de discussion sur les causes des catastrophes comme celle que nous vivons. Le débat porte uniquement sur les restrictions qui doivent être mises en place, sur la nécessité d’un confinement ou non, sur l’utilité des masques, sur quand on disposera des vaccins. Les populations humaines ont souffert en Europe, c’est une conséquence de la crise écologique, mais la crise n’a quasiment pas été abordée sous cet angle.
Quelles sont les raisons de notre aveuglement sur la dimension écologique de la pandémie ?
Nous voulons pouvoir continuer comme par le passé. Ce qui rend cet aveuglement extraordinaire, c’est que nous avons vécu une année anormale et que l’approche du business as usual a été rendue impossible. On n’avait jamais vu des gouvernements décréter la fermeture de pans entiers de l’économie. On aurait donc pu s’attendre à ce que les citoyens soient plus disposés à s’interroger. Mais non (...)
Le réchauffement climatique fait en quelque sorte partie de la culture générale. Par ailleurs, le militantisme pour le climat est très actif depuis de nombreuses années. Les militants et les scientifiques avaient annoncé que de tels phénomènes se produiraient. La population était donc mentalement préparée à ce qu’un événement climatique extrême se produise, même en Europe. En revanche, les travaux scientifiques consacrés aux zoonoses et aux maladies infectieuses émergentes sont restés plus confidentiels, ils n’ont pas réussi à pénétrer autant le débat public et n’ont pas été accompagnés d’un mouvement militant. C’est pourquoi cette pandémie peut continuer à être perçue comme un éclair dans un ciel d’été, comme un accident imprévisible, comme un impact d’astéroïde.
Comment expliquez-vous le choix qu’ont fait les gouvernements de mettre l’économie à l’arrêt ?
C’est un fait remarquable. À un certain niveau, cela s’explique très simplement : si un gouvernement ou les élus des partis qui le composent ne s’avèrent pas compétents dans la gestion de la crise sanitaire et s’ils ne réussissent pas à réduire le taux d’infection et de mortalité, ils peuvent craindre une sanction lors de prochaines élections. C’est ce qui s’est passé lors des élections étasuniennes : la défaite de Donald Trump s’explique en partie par son incapacité à gérer la pandémie.
Une autre motivation est que la pandémie a touché dans un premier temps une population relativement riche dans l’hémisphère Nord, alors que la crise climatique affecte principalement les populations pauvres dans l’hémisphère Sud. Ceci étant dit, c’est bien dans le sud que l’on trouve le plus grand nombre de morts dus au Covid en 2020 : parmi les pays les plus touchés, après les États-Unis, on compte l’Inde, le Mexique et le Brésil.
Quel serait le lien entre le Covid et le capitalisme ?
Revenons au cas des visons. Pourquoi existe-t-il des élevages de visons ? Des entreprises génèrent des revenus en enfermant ces animaux dans de petites cages et en les nourrissant jusqu’à ce qu’ils soient abattus pour leur fourrure, vendue comme produit de luxe pour de riches consommateurs. Le problème du trafic des espèces sauvages ou de l’exploitation d’animaux d’élevage n’est pas propre à la Chine. Il s’enracine dans une logique essentielle au capitalisme, à savoir que si l’on peut tirer des bénéfices de la vente de quelque chose sur un marché, cette chose doit être transformée en marchandise. Or l’accumulation de capital est possible sur un marché de niche comme celui de la fourrure de vison. Enfermer des animaux dans un espace très étroit est idéal pour permettre à des virus de se propager d’un individu à l’autre, puis d’évoluer et de muter. Le virus a tout à voir avec la tendance systémique du capitalisme à soumettre les animaux et d’autres parties de la nature à la propriété privée et à les transformer en marchandises.
À un niveau plus abstrait, on peut affirmer que le capitalisme a tendance à faire surgir ces nouvelles maladies parce qu’il est incapable de renoncer à exploiter les écosystèmes naturels. Le capitalisme est obligé d’envahir ces écosystèmes et de les transformer en sources de profit. Il est intrinsèquement incapable de se rendre compte qu’il y a des limites à l’expansion et qu’il faut respecter ces limites, par exemple en s’interdisant d’envahir certaines forêts tropicales dont la destruction entraînera le chaos environnemental. Respecter des limites est une impossibilité pour le capitalisme, qui doit donc se les voir imposer de l’extérieur.
Imposer des limites au capitalisme, n’est-ce pas y mettre fin, puisqu’il a besoin d’être en constante expansion ?
Certes, mais je ne pense pas que toute limitation puisse immédiatement mettre fin au capitalisme. (...)
Imposer des limitations environnementales sérieuses au capitalisme, comme l’a fait par exemple Lula au Brésil contre la déforestation, ne signifie pas mettre un terme au système capitaliste. Le capitalisme a pu y faire son retour et imposer la suppression de toute limite d’abord à l’occasion du coup d’État contre Dilma Rousseff, puis sous Bolsonaro. La leçon à en tirer est que si l’on veut assurer la pérennité des limites, le capitalisme reviendra tôt ou tard en force et luttera pour faire abolir ces limites. Si l’on veut maintenir ces limites, on est donc amené à remettre en question l’existence même d’un système qui ne tolère aucune limite. (...)
Dans « La Chauve-Souris et le Capital », vous prônez un « léninisme écologique ». Pourriez-vous nous expliciter cette idée ?
Mon raisonnement part du fait que nous sommes en situation de catastrophe écologique. Or Lénine et ses camarades bolcheviks — Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht — faisaient face à une catastrophe, celle de la Première Guerre mondiale, qui présente certaines ressemblances avec la catastrophe écologique. Leur position était que lorsque la guerre mondiale éclaterait, il faudrait essayer de retourner la crise contre elle-même en s’attaquant aux moteurs de la crise, à ce qui alimentait la guerre, sous peine de voir se répéter sans cesse les conflits mondiaux. Il s’agissait donc de transformer la Première Guerre mondiale en crise révolutionnaire visant à renverser les élites qui étaient responsables de la catastrophe et voulaient poursuivre la guerre en envoyant de plus en plus d’hommes se faire massacrer par millions.
On peut reprocher beaucoup de choses à Lénine et aux bolcheviks, mais il faut leur reconnaître que c’est ce qu’ils ont réussi à faire en renversant le gouvernement provisoire responsable de la poursuite de la guerre côté russe. Ils ont ainsi mis fin à la Première Guerre mondiale pour les Russes en se retirant du conflit.
Le parallèle avec notre époque est que nous sommes en situation de catastrophe, un état qui devient permanent et voit se succéder une catastrophe après l’autre, événements météorologiques extrêmes ou pandémies. Notre mission stratégique doit être de transformer ces moments de crise des symptômes en crise pour les moteurs (...)
Pourquoi préférez-vous la notion de Capitalocène à celle d’Anthropocène ?
Il est simplement inexact de prétendre que l’ensemble de l’espèce humaine se comporte de la même manière. Un récent rapport d’Oxfam et de l’Institut environnemental de Stockholm indique que les émissions de gaz à effet de serre (GES) des 1 % les plus riches depuis les années 1990 représentent plus du double des émissions de la moitié la plus pauvre de l’humanité. Ce qui est en jeu ici n’est pas seulement les émissions des plus riches mais leur idéal de vie, qui alimente une spirale consommatrice de plus en plus destructrice.
Remplacer la notion d’Anthropocène par celle de Capitalocène, c’est vouloir être plus précis en disant que c’est le capital — comme processus et comme structure particulière d’interaction humaine fondée sur l’inégalité et le pouvoir — qui s’est transformé en facteur de changement géologique destructeur, et non pas l’espèce humaine. Ce qui se passe ne relève pas de nos caractéristiques biologiques en tant qu’espèce Homo sapiens, mais d’une évolution historique et sociale particulière.