Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Reporterre
Amitav Ghosh : « Le monde se prépare aux changements climatiques en préparant la guerre »
Article mis en ligne le 15 septembre 2021

Pour le grand écrivain indien Amitav Ghosh, le problème posé à l’humanité par la crise écologique est avant tout géopolitique. Dans ses derniers ouvrages, par une lecture historique, il replace l’Occident et sa culture de violence et de domination au cœur des enjeux contemporains. Et envisage l’avenir avec pessimisme.

(...) Cela date de la chute du mur de Berlin. La moitié des émissions de gaz à effet de serre dans l’atmosphère ont été émises depuis 1989. Je pense que c’est à cette époque que le monde entier a été totalement absorbé par la culture de consommation. En même temps, il a adopté le modèle de fiction étasunien né dans les écoles d’écriture créative, écoles dont le développement a été favorisé par la CIA. C’est en Iowa que le premier de ces ateliers d’écriture a vu le jour, avec des écrivains tels que Wallace Stegner. L’idée était de créer une forme d’art et de narration dépolitisée : en réaction au réalisme socialiste soviétique, ils ont encouragé un nouveau modèle caractérisé surtout par une approche apolitique.

J’en constate les effets durables à travers le monde, même en Inde. (...)

Les écrivains ne pourront pas changer le cours des choses. La littérature et l’édition ont beaucoup moins de poids qu’il y a trente ou quarante ans. La culture est aujourd’hui dictée par les réseaux sociaux, le cinéma et la télévision, alors que la fiction a un rôle marginal. Mais j’ai toujours été écrivain, et j’ai toujours été fier de réagir au monde autour de moi, c’est pourquoi il est essentiel pour moi en tant qu’écrivain de m’y confronter. (...)

Depuis deux siècles environ, on considère que raconter des histoires est par essence une activité humaine. Mais qu’est-ce qu’un récit ? Quelque chose qui se déroule à la fois dans le temps et l’espace. Une narration rattache plusieurs espaces entre eux. (...)
Cette connexion entre moments dans le temps et points dans l’espace n’est pas réservée à l’être humain. Prenez, par exemple, les baleines : elles parcourent des milliers de kilomètres aller-retour, mais elles ne le font pas de façon automatique ; d’une année à l’autre, certaines changent leur comportement, leur chant, leur destination… On voit donc que ce n’est pas chez elles un comportement automatique ou instinctif comme voudraient le faire croire les cartésiens. Comment affirmer alors que les baleines, qui possèdent des moyens de communication extrêmement complexes, n’ont pas d’histoires ? De même, on sait que les éléphants s’arrêtent dans certains lieux où leurs camarades sont morts. Comment affirmer qu’ils ne créent pas de connexions entre ces événements pour en faire une histoire ? Prenons l’exemple tout simple d’un chien. Le chien sait que vous l’emmenez au parc quotidiennement puis que vous le ramenez à la maison. Encore une fois, il traverse un espace, alors comment dire qu’il ne relie pas ces différents espaces entre eux à travers un récit ? Il est évident qu’il le peut. En fin de compte, pour nous les humains, la narration représente notre connexion la plus importante avec l’espace. Et on pourrait dire la même chose en ce qui concerne les animaux.

Donc, raconter des histoires est le plus sauvage de nos attributs, ce que nous partageons le plus avec les animaux. Les animaux ne racontent pas leurs histoires à tout le monde, mais il y a des personnes avec qui ils les partagent, tels les chamanes comme David Kopenawa, qui le raconte dans le livre La Chute du ciel. On y voit bien que ce n’est pas un imposteur ou un illuminé, mais il conte les histoires qui lui sont racontées par les animaux. (...)

La façon dont les spécialistes, et en particulier les techniciens et ingénieurs, abordent le changement climatique, est complètement erronée ; pour eux, le problème est d’abord technologique, alors que selon moi, il est essentiellement géopolitique. Tant qu’il n’y aura pas une réponse géopolitique, la technologie ne pourra pas apporter la moindre solution. (...)

Si vous interrogez un Occidental sur le changement climatique, il vous répondra que c’est d’abord un problème scientifique et technologique. Si vous allez en Asie et demandez à une personne indienne, indonésienne ou chinoise, comme je l’ai fait souvent : « Vous savez que le changement climatique est une vraie menace pour votre pays. Êtes-vous prêt à réduire votre empreinte carbone ? » la réponse sera : « Non, pourquoi changerait-on ? L’Occident est à la source de ce problème, il s’est enrichi à nos dépens lorsqu’on était faibles, il s’est accaparé les ressources de la Terre et les a dilapidées… Mais aujourd’hui, nous ne sommes plus si faibles, alors il est temps pour nous de nous rattraper. » Pour les non-Occidentaux, le concept de dérèglement climatique est considéré comme un problème de post-colonialisme, d’inégalité, de géopolitique. (...)

Prenons la Révolution industrielle à ses débuts. La course aux armements y a joué un rôle majeur quand Anglais et Français étaient en compétition pour la colonisation de l’Amérique. Tous les États occidentaux se sont copiés entre eux, par un mimétisme qui a commencé en Angleterre. (...)

Le modèle de violence qui s’est déchaînée sur les Amériques au XVIᵉ siècle est sans précédent dans l’histoire de l’humanité. On parle des Mongols, mais les Mongols n’ont jamais détruit 95 % d’un peuple. Ce que les Européens ont fait dans les Amériques a créé un modèle de brutalité et de violence qu’on n’avait jamais vu sur Terre. C’est d’un génocide qu’il s’agit. (...)

au-delà de la cupidité, je crois que c’est durant cette période que les Européens (pas tous, mais ceux qui ont mené des combats similaires contre les classes inférieures en Europe, contre le mouvement des enclosures, contre les femmes avec les procès de sorcellerie), et surtout l’élite technoscientifique, se sont engagés, d’un côté, dans la colonisation de l’Amérique du Nord et, de l’autre, dans la traite des esclaves. À partir du XVIᵉ siècle, l’Europe a inventé une forme de violence armée et de brutalité à une échelle jusque-là inimaginable ; jamais on n’aurait pu croire qu’on pouvait décimer la population d’un continent pour la remplacer par la population d’un autre continent. Cela ne s’était jamais produit avant, c’est un moment sans précédent dans l’histoire du monde. (...)

Sur le continent américain, il y a eu tellement de morts que des cités et des campagnes entières ont été englouties par la jungle, provoquant une reforestation massive qui, dit-on, en absorbant des quantités énormes de dioxyde de carbone, a contribué au petit âge glaciaire. C’est pourquoi aujourd’hui, on découvre d’immenses cités au Mexique et dans l’Amazonie enfouies dans la jungle. L’Amazonie était habitée par une population de plus de neuf millions de personnes. Il ne s’agissait pas de forêts vierges ; c’était des lieux de vie où l’on cultivait la terre. Et lorsque les habitants ont commencé à mourir, la forêt a repris ses droits avec les conséquences que l’on sait. (...)

Si l’Occident était aussi puissant aujourd’hui qu’il l’était au XIXᵉ siècle, il aurait empêché par la force l’Inde et la Chine de s’industrialiser, comme il l’a fait à l’époque. Mais ce n’est plus possible, parce que la Chine possède l’arme nucléaire, l’Inde possède l’arme nucléaire, même le Pakistan possède l’arme nucléaire. (...)

je ne sais pas si c’est autant le cas en Chine, mais en Inde et en Indonésie, les élites reproduisent dans leur propre pays ce que les élites occidentales ont fait subir au monde. Au fond, ce qu’elles disent est qu’elles continueront sur cette voie : les pauvres vont mourir, mais ce n’est qu’un des sacrifices à faire, chacun pour soi et sauve qui peut. Vous ne pouvez pas imaginer les folies commises par le gouvernement indien. Il est en train de détruire toute la réglementation environnementale du pays. (...)

je ne sais pas si c’est autant le cas en Chine, mais en Inde et en Indonésie, les élites reproduisent dans leur propre pays ce que les élites occidentales ont fait subir au monde. Au fond, ce qu’elles disent est qu’elles continueront sur cette voie : les pauvres vont mourir, mais ce n’est qu’un des sacrifices à faire, chacun pour soi et sauve qui peut. Vous ne pouvez pas imaginer les folies commises par le gouvernement indien. Il est en train de détruire toute la réglementation environnementale du pays. (...)

En Inde, les indigènes, qui autrefois étaient protégés par des lois, sont chassés des forêts pour les rendre accessibles aux sociétés de charbon — ou plutôt à une société en particulier, celle qui est proche du Premier ministre et qui, depuis six ans, a acheté la moitié de l’Inde. Nous sommes témoins d’un capitalisme de gangsters qui se déchaîne sur le monde avec une violence sans précédent. (...)

Le capitalisme est un système contenu à l’intérieur d’un autre système encore plus violent, l’impérialisme. Lorsqu’on parle des émissions de gaz à effet de serre, on parle majoritairement d’avions, de voitures, de textiles, etc. Or, 25 % des émissions dans le monde proviennent d’activités militaires. À lui tout seul, le Pentagone est le plus grand émetteur de gaz à effet de serre au monde. (...)

l’importance accordée au capitalisme provient d’un certain état d’esprit qu’on pourrait qualifier d’intellectuel/universitaire, et qui rechigne à parler de la violence organisée, préférant croire que la technologie est la force motrice prédominante. Le philosophe Jean-Pierre Dupuy dit que dans le monde moderne, nous sommes complètement dominés par la pensée économique, que nous aimons penser les choses dans des termes économiques, statistiques. Beaucoup des personnes que j’admire, telle Naomi Klein, en voulant donner au capitalisme une place centrale, succombent en réalité à cette tentation de tout analyser en termes d’économie, en excluant la géopolitique et la violence armée qui la sous-tend. (...)

La réalité, c’est que le monde se prépare aux changements climatiques, non pas en cherchant à les atténuer mais en se préparant à la guerre. C’est une évidence. (...)

Il y a ce qu’on espère et ce qui nous semble probable. Ce qu’on espère, bien sûr, c’est que le monde trouve une solution miraculeuse. Et je suis disposé à le croire. Un miracle pourrait survenir et on ne peut que l’espérer. Mais pour moi, qui pense que les problèmes sont fondamentalement géopolitiques, je vois qu’il n’y a pas de changement et que les choses empirent. Où donc est la lumière ? Je ne la vois pas. (...)

Dans « Le Grand Dérangement », vous comparez du point de vue littéraire le texte de l’Accord de Paris sur le climat et l’encyclique « Laudato si’ » du pape François. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur ces deux textes ?

Ces deux textes sont particulièrement intéressants car ils sont parus au même moment et traitent du même sujet. On pourrait s’attendre à ce que ce soit le texte du pape qui soit farfelu, irréaliste et rempli de mots vides, alors qu’en fait, c’est l’Accord de Paris qui tient des propos absurdes, exprimés dans un langage incroyablement pompeux. Le document n’a pas été rédigé pour toucher les êtres humains, il est simplement une excuse pour que les experts puissent se réunir et échanger ensemble. Le Laudato si’, au contraire, fait preuve d’une sincère volonté d’ouverture en employant un langage d’une grande simplicité, bien qu’il soit par ailleurs très bien documenté et parfaitement juste lorsqu’il traite de sujets scientifiques. En fin de compte, le pape a une vision du problème bien plus claire que celle des technocrates, il voit que le problème provient de notre mode de vie, du désir, de ce que les gens veulent avoir. C’est un texte profondément humain et modéré. Je pense sincèrement que le pape François est le seul dirigeant légitime au monde actuellement. C’est lui et lui seul qui nous permet de garder l’espoir. (...)

On considérait Internet, les réseaux sociaux, etc., comme des outils mais, de plus en plus, on voit que ce sont nous les outils et non eux, ce sont eux qui dirigent. Il est inconcevable pour nous aujourd’hui qu’Internet s’arrête, le monde entier s’arrêterait avec lui. Il est donc clair que, d’une certaine façon, nous ne sommes plus maîtres de nous-mêmes. (...)

Alors, qui sont les maîtres ?

Tant de nos actions sont contrôlées par une forme ou une autre d’intelligence artificielle que ça devient une partie du problème. Nous croyons que les humains conçoivent des politiques et que ces politiques sont mises en œuvre, mais à partir de Descartes, à partir du colonialisme, on a considéré les choses de la Terre comme de simples ressources, ce qui signifie qu’elles sont inertes, incapables d’écrire elles-mêmes leur histoire. Mais aujourd’hui, cela paraît moins évident, les énergies fossiles, par exemple, se sont immiscées dans notre vie de façon si complexe qu’on a du mal à l’appréhender. Ce n’est pas comme si les États-Unis pouvaient décider aujourd’hui d’arrêter l’utilisation d’énergies fossiles. Ils ne le peuvent pas, notamment parce que l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis sont devenus des acteurs incontournables de la géopolitique mondiale. Lors des attentats du 11 septembre 2001, par exemple, George Bush a lui-même organisé le départ de personnalités saoudiennes, alors que la majorité de ceux qui avaient attaqué les États-Unis étaient saoudiens. Les Étasuniens aiment croire que ce sont eux qui contrôlent l’Arabie saoudite, mais ce n’est plus le cas : une partie considérable de la politique étrangère étasunienne est sous le contrôle de l’Arabie saoudite, d’Abou Dabi et du Qatar. Vous voyez ainsi comment les énergies fossiles se sont immiscées dans la vie politique globale, c’est si insidieux, si puissant que c’est une illusion humaine de s’imaginer que ce sont nous qui les contrôlons. (...)

Il faut savoir que la Chine a mis de côté 20 % de la surface du pays pour le réensauvagement, ce qui représente une zone immense, plus grande que la France. Et ils le font sérieusement, ce qui n’est pas le cas d’autres pays. De plus, la Chine est loin devant les autres pays en matière de solutions énergétiques alternatives. C’est politique et cela s’explique par le fait que la Chine n’a pas de pétrole. La hiérarchie mondiale actuelle est complètement dépendante des énergies fossiles, qui sont le fondement de la domination du monde anglo-saxon, qui regroupe l’Australie, la Grande-Bretagne, le Canada, les États-Unis… Cela a été délibérément pensé dès le début. Churchill l’a orchestrée, c’est un projet anglo-étasunien à long terme pour créer une dépendance à l’égard des énergies fossiles. La Chine, au contraire, a toutes les raisons de s’en libérer. (...)

C’est quelque chose qui m’a énormément choqué : la France a été complètement transformée par une périurbanisation à l’américaine. En Italie, ce n’est pas le cas, les villages ont toujours une boutique de pâtes, un boucher… on y trouve de la nourriture, ce qui n’est pas le cas dans les campagnes françaises. (...)

Comment voyez-vous l’avenir du Bangladesh, dont votre famille est originaire ?

Le Bangladesh reste une énigme. D’après plusieurs indicateurs, c’est la nation la plus performante en Asie du Sud dans plusieurs domaines. C’est presque miraculeux. Le PIB par habitant est plus élevé que celui de l’Inde ou du Pakistan, mais aussi l’espérance de vie, la santé, etc. C’est aussi le seul pays au monde où le gouvernement promeut activement l’éducation au changement climatique. Les Bangladais sont donc très informés sur ce sujet, et ont développé différentes formes de résilience que l’Occident ferait bien d’étudier. D’un autre côté, on ne peut nier que de grandes parties du pays sont menacées par les eaux, et certaines sont déjà inondées.

Avec quelles conséquences ?

Une migration de masse, qui a déjà commencé. (...)

mais je pense qu’il faut rester prudents quand on parle des « migrations climatiques ». Ce n’est pas si simple. Lors de mes recherches pour La Déesse et le Marchand, j’ai parlé à des centaines de migrants bangladais en Italie, dont la plupart avaient traversé la Méditerranée sur des bateaux de fortune. Et ce qui m’a vraiment marqué, c’est le rôle que jouent les réseaux sociaux et les nouvelles technologies : ces migrations sont complètement dépendantes des téléphones cellulaires. C’est cette technologie qui permet de payer les passeurs, de s’orienter, d’accéder aux informations… La migration n’est pas due aux changements climatiques. En réalité, la migration et les changements climatiques sont deux conséquences de l’accélération du consumérisme, l’accélération de l’industrialisation, qui est la force motrice derrière tout ça. (...)

l’idée dominante que les pauvres souffriront tandis que les riches s’en sortiront très bien est totalement erronée. Ça ne se passera pas comme ça. Si l’on regarde les parties du monde les plus touchées par les effets du changement climatique, plusieurs d’entre elles sont parmi les lieux les plus riches au monde. (...)

Je pense aussi que les citadins sont les moins adaptés pour affronter les catastrophes autour de nous, que ce soit en Occident ou en Inde. Si un citadin indien de classe moyenne devait fuir à la campagne, il ne survivrait pas plus de quelques jours. (...)

Les Occidentaux rechignent à considérer le changement climatique sous l’angle du conflit géopolitique, mais prenons l’exemple d’un migrant bangladais. Il arrive d’abord en Libye, où il est immédiatement enfermé dans un camp d’esclavage ; puis, malgré les tirs des gangsters libyens qui le poursuivent, il arrive à s’enfuir. Par miracle, il parvient à se rendre à la frontière, où il monte dans un bateau de fortune qui manque de sombrer ; puis, il traverse les Balkans, où on lui tire dessus ou bien la Turquie, où on lui tire dessus. Beaucoup de migrants atterrissent au Sinaï où, lorsqu’ils ne peuvent payer les passeurs, on leur prélève des organes. Les expériences vécues par ces personnes sont équivalentes aux expériences de guerre. Alors, que ce soit aux frontières de l’Europe ou des États-Unis, que cela nous plaise ou non, la guerre est déjà là. On ne veut pas le voir, mais il s’agit réellement de guerre. Et de plus en plus, on constate que les effets du changement climatique deviennent des armes de guerre. Récemment, le gouvernement algérien a accusé le Maroc d’avoir déclenché des incendies de forêt, de les avoir utilisés comme instruments de guerre. Et il en est de même entre la Turquie et la Grèce. L’humanisme n’est qu’un fantasme devant le mal infini dont sont capables les humains.