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Adama et Théo au cœur de la présidentielle
Alain Bertho anthropologue Saint-Denis
Article mis en ligne le 17 février 2017

Contre ceux qui pensent que quelques abribus cassés mettent en péril l’élection présidentielle, il faut affirmer qu’il est salutaire pour notre avenir commun de prendre enfin au sérieux la souffrance et la colère de nos enfants oubliés. Devant les vraies violences qui nous rongent et qui nous menacent, la rupture dont nous avons besoin n’est pas programmatique mais démocratique.

Quel soulagement de voir enfin de la presse faire sa une sur les drames subis pas Adama et Théo en plein marasme démocratique et électoral. Pense-t-on vraiment que ces drames auraient été à ce point considérés dans les débats publics sans la vague d’incidents qui les ont suivis. Ce qui s’est passé ces derniers jours dans les quartiers en Ile de France mais aussi en province ces derniers jours a fait resurgie une menace d’embrasement national « comme en 2005 ». Que n’a-t-on pas entendu une fois encore sur ces « violences inadmissibles » ? Il faut raison garder. Il me semble que ce que raconte Mohammed K, l’ami de Théo interpellé quelques jours auparavant par le même policier, est beaucoup plus grave que la destruction d’un abribus.Et on peut craindre que depuis 2005 (pour prendre un repère simple), il y ait eu plus de violences de ce type au quotidien que d’abribus détruits. (...)

"Adama et Théo nous rappellent pourquoi Zyed et Bouna couraient" lit-on aujourd’hui sur les murs et les banderoles". Morts pour fuir un danger obscur qui a le visage de ceux-là même qui sont censés représenter la loi et assurer la sécurité. Toute une jeunesse a grandi entre deux menaces, celle représentée par les caïds du deal de plus en plus présents et celle, paradoxale, des représentants officiels de la loi. L’émotion est forte mais, sauf exception, très locale. La solidarité mobilise des réseaux militants convaincus mais limités. Les pouvoirs se dédouanent en criminalisant les victimes. La gauche partisane détourne le regard.

Cette jeunesse a été abandonnée à son sort quand elle n’a pas été instrumentalisée par le discours de la haine et de la peur. Comment avons-nous pu penser que cet abandon et ce rejet seraient sans conséquence ? Oui, les choses ont changé en douze ans. Oui, pour une part de ces jeunes aujourd’hui il n’y a guère d’autre choix que de trouver dans la religion le sens de la vie, le sens du bien et du mal, de l’estime de soi qui leur est refusé de toute part. L’islam a pris la place laissée libre par la politique perdue. Certains, comme le dit fort bien François Burgat, ont même choisi, « puisqu’on ne les reconnaissait pas comme des français à part entière », de devenir « des français entièrement à part ». C’est dans cet abandon et dans ce rejet qu’ont pu naître des vocations djihadistes.

La situation n’a fait que s’aggraver ces dernières années. (...)

La mort d’Adama Traoré puis le viol de Théo ont été des points de bascule. D’abord parce que la capacité d’émotion collective des quartiers est restée intacte. Face aux exactions de la police, à la tartufferie de la justice, au silence gêné des politiques, les accès de colère collective, les actes de ceux qu’on nomme des « casseurs » sont paradoxalement des signes positifs. C’est le signe que pour nombre d’entre eux, les pouvoirs publics sont encore des interlocuteurs désirables, même si cette interlocution commence par des insultes et des coups. Les pouvoirs publics sont encore un sujet d’exigence. Pour aller vite, dans une telle situation d’injustice durable, il vaut mieux des émeutiers que des djihadistes. (...)

L’émotion est sortie des quartiers. Des manifestations parfois violentes, se tiennent dans les centres villes et rassemblent d’autres jeunes et moins jeunes à Paris, Rouen, Lille, Toulouse… On n’est plus dans la situation d’isolement dramatique de 2005 comme le montrent les deux tribunes signées notamment par des personnalités du spectacle et publiées dans Libération le 15 février. L’une porte sur l’affaire Théo mais l’autre porte sur l’affaire Adama Traore pour laquelle la mobilisation se poursuit depuis juillet 2016. Un nouveau récit commun peut, peut-être, commencer.

Certes, le premier effet politique est classique et inévitable. La droite et le Front National n’ont pas attendu longtemps pour faire entendre leur musique sécuritaire et discriminatoire en jouant sur la peur du désordre. Mais ils auront d’autant plus la part belle que les autres forces politiques leur laisseront les coudées franches.

Il y a une responsabilité historique de la Gauche à faire ce qu’elle n’a pas fait en 2005 (ni avant) : affirmer que ce traitement policier et raciste des inégalités est une question politique centrale, affirmer que tous ces jeunes maltraités et racisés par les institutions font bien partie du peuple dont ils se disent les représentants, refuser définitivement le dévoiement éradicateur et islamophobe de la laïcité qui fait aujourd’hui des ravages. Bref il est temps de mettre fin à la division du peuple que l’Etat a mis en œuvre depuis quarante ans, quel que soit le parti au pouvoir. (...)

Le Peuple est aujourd’hui plus souvent un nom en souffrance dont les cris sont couramment qualifiés de populistes. Les USA, le Royaume Uni en ont fait récemment les frais. La France est particulièrement menacée. Une fracture durable a été entretenue sciemment. Elle est au cœur de l’élection présidentielle.

On en connaît la version la plus violente. Le Peuple au nom duquel Marine Le Pen prétend parler est selon ses propres termes « un peuple millénaire » qui s’accommode mal des apports plus récents. Ce peuple-ethnie n’existe que sous condition d’une idée, la France éternelle. A l’instar d’autres nationalismes agressifs en Europe aujourd’hui (on pense à la Hongrie, mais on peut aussi citer l’Ukraine), l’idée préalable de la Nation y constitue le peuple et en exclue les indésirables. (...)

Rupture programmatique ou rupture démocratique ?

Le sentiment d’urgence et d’imminence de la catastrophe annoncée anime nombre d’entre nous aujourd’hui. Des décennies de violence subie, d’humiliations ravalées, de déni de souffrance sont en train de se transformer en projet de violence exercée, en ressentiment de masse. L’urgence est d’abord électorale. Le FN est aux portes du pouvoir. Jamais un premier tour n’a été aussi indécis. Un second tour Fillon Le Pen est toujours envisageable. Dans l’état actuel des choses, rien ne garantit la défaite du FN dans un tel duel. Et rien ne nous rassurerait dans la victoire de Fillon. Mais l’urgence est aussi sociale et démocratique. La violence accrue d’un Etat illégitime ne pourra que démultiplier, en retour, les risques de violence collective quelle qu’elle soit.

L’évidence du nécessaire rassemblement se heurte aux arguments de « l’indispensable clarté » de ce rassemblement et celle des programmes. Les débats des partisans des uns et des autres sur les réseaux sociaux sont plus rudes que rassembleurs. Etonnante dérive de ceux qui dénoncent le présidentialisme et vivent au rythme des apparitions du leader. Etonnant aveuglement de ceux qui savent pourtant pertinemment que les programmes, mêmes les plus radicaux, pèsent sans doute plus sur l’élection que sur le gouvernement qui en sort. Qu’est devenu le programme de Siryza ? Où en est Podemos ?

Le mort a-t-il à ce point saisi le vif. ? (...)

c’est au peuple d’interpeller la campagne sur ce qu’il veut être. Il le fait déjà dans les rassemblements pour la justice, pour Théo ou Adama, dans la rage qui s’exprime, dans l’indignation qui s’invite même aux victoires de la musique. Aux partis et aux candidats adeptes de rupture ou de futur désirable d’ouvrir leurs tribunes, d’effacer leurs egos, de cesser leur « propagande publicitaire », comme le propose Michèle Riot Sarcey dans une tribune du Monde du 15 février pour « inviter dans leur meeting les femmes et les hommes vivant sur notre sol en leur donnant la parole sur tous les thèmes d’actualité afin que le rassemblement se transforme en grand débat public où chacun pourrait donner son avis sur le programme des candidats ».

Dans une telle élection, la vraie rupture c’est de rompre avec la parole autorisée des « porte-paroles » du peuple, de perturber le spectacle des prêcheurs, de donner la parole aux sans voix, de mettre en avant les invisibles, de construire ensemble un autre récit. A cette condition, un rassemblement, même électoral, peut, peut-être, prendre corps.