
A Montpellier, l’acte 19 des gilets jaunes a vu se dérouler le rassemblement le plus massif du mouvement, mais aussi la répression la plus intense. Reportage et analyse.
(...) Plus de 5000 personnes s’étalent dans les rues.
Comme d’habitude, la manifestation "officielle" se déroule dans le calme, sans intervention policière particulière si ce ne sont quelques lignes de CRS placées sur les rues qui bordent le boulevard Louis Blanc, que recouvrent littéralement de long en large les manifestants. Peu d’invectives ou d’insultes, plusieurs personnes tentent même d’établir un dialogue avec les représentants de l’ordre, impassibles. L’atmosphère est bienveillante, tout le monde semble fier et heureux de la réussite de la participation à cet acte 19. Des blasons signalent la provenance de certains groupes : ceux d’Alès, ceux d’Ardèche, ceux du bassin de Thau, ceux de Béziers... Les gilets portent souvent fièrement, en plus des slogans inscrits au feutre, des bâtonnets qui symbolisent la participation à tels ou tels actes. Une véritable culture interne s’est instaurée dans ce mouvement, qui ne se résume pas qu’aux slogans et aux chants, mais comprend de nombreuses symboliques et valeurs morales partagées. En découle comme un sentiment de confiance et de solidarité naturelle entre les manifestants, qui se vérifie à l’extrême dans les cortèges sauvages de plus en plus importants et divers qui suivent chaque semaine les dispersions.
On finit par remonter sur la place de la Comédie, et là stupeur. Des lignes de CRS viennent rapidement cerner l’espace et faire face aux manifestants. La foule se compacte et s’avance. Des insultes fusent depuis le black bloc, quelques projectiles légers. Et l’assaut est donné, immédiatement. Les CRS larguent des grenades lacrymogènes et assourdissantes, faisant reculer plusieurs milliers de personnes qui ne s’attendaient aucunement à être dispersées après seulement une heure de manifestation, à 15h15. Les forces de l’ordre ont cette fois brisé le rituel habituel de la place de Préfecture, qui permettait aux manifestants les plus fragiles ou sans protection de s’extraire du cortège avant que celui-ci ne soit dispersé. Alors voilà, tout le monde est gazé. La place se transforme en véritable champ de bataille, avec un black bloc et des gilets jaunes contestataires qui résistent, font reculer plusieurs fois les CRS, qui reviennent chaque fois en force. Les LBD40 sont de sortie, tout comme les GLI-F4 et les grenades assourdissantes. En face, des pierres, des bouteilles, des bocaux de peinture, quelques cacatov qui fendent les airs et s’éclatent sur les boucliers ou sur le pavé. On se croirait au milieu d’une scène de guerre. Ça pète de partout, au beau milieu des badauds qui n’avaient rien à voir avec la manifestation et se trouvaient là soit par hasard, soit par curiosité. (...)
Alors que je me situe en queue de cortège, je m’écarte des fourgons qui arrivent à toute vitesse et s’arrêtent. Je lève le bras en guise de signe pacifique, mais les policiers s’avancent aussitôt sur moi. En me rappelant mon accoutrement plutôt discret, je comprends que je suis pris pour un black bloc. Je suis mis à terre, fouillé, à plat ventre, main écrasée et genou dans le dos. Mes lunettes et mon masque sont confisqués et un CRS s’empare de ma caméra. Au sol, je proteste et tente d’expliquer les raisons de ma présence parmi le cortège sauvage.
" Je fais de l’image ! Je fais juste mon travail !
– Et tu les filmes, les casseurs, les petits cons qui nous caillassent tous les samedis ? rétorque le CRS, très énervé.
– Pas plus que le reste, réponds-je de peur qu’ils saisissent mon matériel.
– Ben tu le fais mal ton boulot, m’engueule-t-on.
– Je filme la réalité, c’est tout, j’essaie de montrer ce qui se passe des deux côtés."
Finalement, on me relève. Visiblement mes arguments ont porté, et je vais bénéficier de leur mansuétude. Le CRS remet la caméra dans mon sac et me somme de repartir dans la direction opposée. Alors que je m’exécute d’un pas rapide, je croise le reste des fourgons, dont les portes à glissières sont ouvertes, remplis d’hommes en bleu au regard perçant. Je me fais insulter. Je m’en tire avec un doigt un peu éclaté. Plus loin, je vérifie mon matos. Je n’ai plus que mon casque pour me protéger. Mais ma caméra et mes rush vidéos sont intacts. (...)
La Comédie est à nouveau sous les gaz. Mais beaucoup de gens restent malgré tout sur place. Un peu plus tard, un groupe de gilets jaunes surgit des lignes de CRS qui s’avancent vers l’Esplanade. La scène est curieuse, ils semblent accompagner un black bloc vers les forces de l’ordre. Un street-médic s’approche en assistance mais repart vite en direction opposée. On comprend lorsqu’on remarque enfin les matraques télescopiques qui pendent au bout des bras, et les masques de chantier tous similaires. Il s’agit d’agents infiltrés de la BAC, qui ont procédé à une interpellation discrète. Sur les bords de la place, certains se mettent à les huer. Enfin, petit à petit, le centre-ville retrouve son calme. Le cortège sauvage fuit vers le Corum, où la station de tram est cassée et se voit pourchassé vers les Aubes. Bilan de la journée : 20 interpellations, des blessés des deux côtés. (...)
Quand comprendra-t-on que si les gilets jaunes sont dans la rue et opposent résistance aux tentatives de dispersion des forces de l’ordre, c’est parce que leur honneur et leur fierté ont été à jamais piqués et stimulés par la réaction dénégative du gouvernement à l’expression de leurs droits et revendications ? Que si prendre des coups ou étouffer sous les gaz ne les maintient pas chez eux, c’est que les raisons sociales de leur engagement sont réelles et justes ?
On a d’un autre côté des forces de l’ordre à bout de nerfs, épuisées de passer leurs samedis sous leurs vingt kilos d’équipements et la gifle brûlante du soleil, fatiguées de se faire insulter et honnir par toute une partie de la population. Et que la stratégie répressive de l’état pousse à toujours plus d’engagement et de violence. Comment ne pas voir que c’est toujours l’intervention policière qui déclenche la violence protestataire ? Comment ne pas comprendre que répondre à quelques projectiles en envoyant des centaines de palets de lacrymogène sur des milliers de manifestants entraîne automatiquement un sentiment d’injustice et une réaction de fierté et d’honneur ? (...)
Les gens n’ont plus peur. Ils n’ont plus peur des gaz lacrymogènes, ils n’ont plus peur des grenades assourdissantes. Ils y ont eu droit chaque semaine et s’en sont pourtant tirés. Rester et résister, désobéir, est devenu assez légitime dans leur esprit pour qu’on puisse voir le mouvement comme une véritable lutte aujourd’hui, comme intégré à "La" lutte. Le gouvernement s’attend-il donc à ce que des personnes convaincues de lutter baissent les bras, alors qu’elles ont trouvé un sens vital dans leur action de résistance ? S’étonne-t-il de voir une militante de 73 ans grièvement blessée par une charge à Nice ? (...)
Quelle sera la prochaine étape ? Les blindés à Montpellier ? Les balles à blanc ? Le RAID, la BRI ? Les bérets verts ? Mettre 10% de la population en garde à vue ? On prend un chemin dangereux aujourd’hui en France, et qui a des conséquences réelles. Combien de vies ont déjà été ruinées par cette escalade ? Combien d’éborgnés, de mutilés, combien de fils, de frères, de pères de famille en prison ? Combien d’existences va-t-on déséquilibrer pour montrer au pays qu’on sait maintenir l’ordre républicain, chez nous les Français ? Le monde entier s’interroge sur ce qui se passe en France, "pays des droits de l’homme". La gestion du mouvement est pointée du doigt partout. Même Maduro et Erdogan se permettent de narguer un gouvernement qui n’hésite pas à rendre hommage au soulèvement du peuple algérien tout en augmentant progressivement sa propre répression. On rêve d’un acte des gilets jaunes sans forces de l’ordre, on verrait alors à quel point la violence s’inclut dans un cycle dont le moteur catalyseur est sans aucun doute la répression.