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le Point
Achille Mbembe : « Il n’y aura jamais de scénario unique »
Article mis en ligne le 16 avril 2020

Le Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère français de l’Europe et des Affaires étrangères a récemment publié une note extrêmement alarmiste sur ce qui attend l’Afrique à la suite de la crise du Covid-19. Les scénarios mis en évidence en ont ému plus d’un tant ils sont pessimistes pour l’avenir du continent. Intitulée « L’effet Pangolin : la tempête qui vient d’Afrique ? », elle a beaucoup fait réagir autant en Afrique qu’en France. Pour Le Point Afrique, le grand intellectuel camerounais, professeur à l’université sud-africaine du Witwatersrand, cofondateur avec Felwine Sarr des Ateliers de la pensée de Dakar, auteur, entre autres, de Brutalisme (Paris, La Découverte, 2020) a accepté de réagir à tous les aspects de cette note.

Achille Mbembe : Il ne faut pas accorder plus d’importance à cette note qu’elle n’en a véritablement. Des notes de conjoncture, le Centre d’analyse, de prévision et de stratégie en a très souvent produit. Ce qu’il faut déplorer, c’est que très peu d’États africains et très peu d’institutions continentales se soient penchés sur cette question qui ne préoccupe pas que la France, mais l’ensemble des puissances du monde. Les compétences locales existent pourtant, mais elles sont soit à l’abandon, soit mieux utilisées ailleurs par d’autres nations et institutions que les nôtres.

Si nous étions mieux organisés, nous serions nous aussi en train de produire, sur la base de nos recherches et intérêts propres, nos propres analyses concernant l’impact prévisible du Covid-19 sur l’Europe, les États-Unis, la Chine, l’Inde ou la Russie. Chez nous cependant, le rapport entre savoir, connaissance et pouvoir est pratiquement inexistant. Ceux qui gouvernent n’agissent pas sur la base d’études ou de connaissances fondées. Souvent, ils n’ont que mépris pour la recherche locale. Du coup, toute forme d’expertise sur nos propres sociétés et leur devenir leur vient presque toujours de l’extérieur. Cette forme d’extraversion mentale ne nous coûte pas seulement cher. Elle nous conduit tout droit dans l’impasse. (...)

on doit savoir que hors l’État, il y a très peu d’assemblages sociaux d’envergure nationale. Là où existent des partis d’opposition, les logiques de prébende ne manquent point et les coalitions se font et se défont au gré d’intérêts souvent alimentaires. Parfois, ce sont les partis au pouvoir qui fabriquent eux-mêmes leur propre opposition, qu’ils ne se cachent pas, au demeurant, de financer.

En d’autres termes, l’État est capturé par la société et la société est capturée par l’État. On ne comprend rien aux processus sociaux si on ne tient pas compte de cette gémellité et de cet enchevêtrement. Tout le reste est très fragmenté. De mouvements sociaux dignes de ce nom, il n’en surgit qu’épisodiquement, et la plupart font très vite l’objet de récupération. (...)

Si on veut réfléchir sérieusement sur l’impact potentiel de la pandémie sur le devenir de ces sociétés et de leurs régimes politiques, il faudra donc éviter de greffer sur une réalité mobile et pluriforme des catégories tirées d’histoires et d’expériences lointaines. (...)

Le président Emmanuel Macron est, pour sa part, préoccupé par ce qu’il appelle « la montée du sentiment anti-français » en Afrique francophone. Là où un tel sentiment existe, on a vite fait de l’attribuer à Moscou, aux djihadistes, ou à ce que d’aucuns appellent désormais « les nouveaux panafricanistes ». Ici également, on se trompe. Il ne faut pas confondre le « sentiment anti-français » et la nouvelle demande d’autonomie et de souveraineté portée par les nouvelles générations. Cette nouvelle aspiration politique et culturelle est légitime. Elle se justifie au regard des inqualifiables abus perpétrés au cours des soixante années de post-colonialisme.