
Contrairement à sa dépolitisante condamnation médiatique et policière, la joyeuse mise à feu et à sac de « la plus belle avenue du monde » par une rue jaune de rage samedi dernier a été un message clair aux maîtres (de la fin) du monde. Pas simplement adressé gouvernement actuel de l’entreprise-France, mais aussi aux multinationales, ces gouvernements privés qui tentent encore de faire croire que leurs décisions répondent à une raison économique par delà le bien et le mal, par delà le politique.
Dans La Société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire (La Fabrique, 2018), Grégoire Chamayou décrypte cette soi-disant raison économique en relisant les écrits et controverses des théoriciens du management et autres militants de l’économie ; il propose à ses lecteurs et lectrices une boîte à outil pour mieux appréhender les formes contemporaines du pouvoir. Mathieu Triclot nous en livre une recension placée sous le signe de l’amitié philosophique : pas de regard expert, mais une lecture critique d’un ouvrage qui cogne et enrage. (...)
La Société Ingouvernable paraît pile un jour après la pétition contre la hausse des prix des carburants, un mois avant l’Acte I des Gilets jaunes. Et au surgissement de l’ingouvernable – « contre-disposition rétive, esprit d’insubordination, refus d’être gouverné, du moins “pas comme ça, pas pour ça, pas pour eux”. » (p. 8) – répondent les tactiques du libéralisme autoritaire : loi « anti-casseurs », « flashballs » LBD40, grenades de désencerclement, et corps mutilés à vie. Titre et sous-titre tournent en boucle sous nos yeux : qu’est-ce qu’un livre pourrait nous apprendre que la rue ne nous montre déjà ? Des effets d’écho permanents accompagnent le lecteur : à son discours de la galette des rois, Macron blâme « la perte du sens de l’effort des Français 1 », ânonnant la vieille litanie de « l’affaiblissement général de la tolérance à la frustration » dont souffrent les travailleur⋅ses (p. 25), disséquée dans le chapitre 3. Le 28 janvier, il rassure une journaliste allemande : « Non, la France n’est pas devenue ingouvernable 2 ».
Mais l’ouvrage décolle de l’actualité immédiate par deux mouvements. D’abord parce que la « société ingouvernable » dont il est question ne désigne pas seulement la rue, mais aussi la firme, l’entreprise. L’ingouvernable « peut avoir deux grandes polarités, en bas, chez les gouvernés, en haut, chez les gouvernants » (p. 8). L’originalité de l’ouvrage est d’aller voir ce qui se passe « en haut ». Par conséquent, ce que le livre met au centre – le pouvoir privé de la firme, le marché comme dispositif disciplinaire – est aussi ce qui est le plus largement occulté dans le mouvement des gilets jaunes qui, dans sa forme actuelle, ne s’adresse pas directement à ces gouvernements privés que sont les entreprises. (...)
La Société ingouvernable, c’est une manœuvre théorique : refuser de lire la littérature des économistes et gestionnaires dans ses propres termes ; mais la relire en tant que philosophie politique. Un renversement : vous mettez un économiste sur un tapis, vous tirez brutalement le tapis, le sol se dérobe sous ses pieds, il chute. Sous le tapis, depuis toujours, se dissimulait la politique : pouvoir, violence, institutions, technologie, tactiques. Cette manœuvre de renversement reproduit en théorie la stratégie pratique des activistes qui vise à « politiser l’entreprise » (p. 80), la rendre comptable de ses actes en tant que gouvernement privé. L’enjeu n’est rien moins qu’une mise à niveau de la philosophie politique pour décrypter les formes contemporaines de la puissance (...)
Cette relecture politique des théories de l’entreprise prend d’abord appui sur l’existence de théories qui, elles-mêmes, abordent l’entreprise comme entité politique ou « gouvernement privé ». C’est le cas des théories du managérialisme éthique, étudiées au chapitre 6, qui réinventent le despotisme éclairé face à la crise de légitimité des multinationales. C’est encore le cas des théories policières de la firme (ch. 13), qui conçoivent la genèse du pouvoir managérial à la manière de Hobbes, désignant un garde-chiourme pour que les autres se tiennent à carreau. C’est à nouveau le cas de la théorie des parties prenantes (ch. 17) qui « rhabille les vieux thèmes managérialistes » (p. 144) dans le langage du partenariat. Des philosophies politiques de la firme, il y en a donc déjà, subsumées sous la notion de « managérialité » – c’est-à-dire, « un art d’exercer le pouvoir économique dans la forme d’une certaine politique, d’une politique privée » (...)
L’objet principal de l’ouvrage consiste en réalité à rendre compte de la dénégation qu’opèrent les théories économiques dominantes de cette stratégie de politisation. Ainsi, les « théories de la firme » dissolvent les rapports de pouvoir dans l’entreprise en les ramenant à des nœuds de contrats (...)
Ces mouvements de politisation, dépolitisation, repolitisation de l’entreprise forment un pas de danse complexe, d’autant qu’ils se reproduisent à divers étages de la régulation économique : au niveau de la firme – dans la relation entre travailleur⋅ses et managers, managers et actionnaires, managers et groupes de pression –, mais aussi au niveau des États qui, conformément au programme néolibéral, se dessaisissent de leur propre puissance d’agir sur le terrain économique, sauf précisément quand il s’agit d’encourager le marché. La philosophie politique de l’entreprise que propose La Société ingouvernable s’entend donc comme la dénégation d’une dénégation : renverser la dépolitisation de l’entreprise qui s’opère dans les théories de la firme au détriment des anciennes théories managérialistes. Mais Chamayou ne s’arrête pas là. À travers le concept de catallarchie, formé à partir de la lecture critique de Hayek, il s’agit de saisir cette forme de politique – « pouvoir destituant » (p. 236), « intervention dépolitisante » (p. 237) – qui passe son temps à se nier en tant que telle. Si la catallaxie désignait chez Hayek l’ordre spontané des marchés, la catallarchie désigne chez Chamayou ce « nouveau régime de gouvernement à concevoir comme un gouvernement des gouvernants par les marchés », un pouvoir qui s’exerce de manière « impersonnelle », « indirecte », « automatique », sous la sanction des indicateurs boursiers. Ainsi, « les marchés en même temps qu’ils remplissent sans relâche leur fonction spéculative, exercent, sans même que ses agents aient besoin de le vouloir, une fonction de police » (...)
Le livre nous plonge dans un flux de discours empruntés à l’adversaire. (...)
L’accablement de qui ferme l’ouvrage laisse place à deux contre-effets théoriques. L’ouvrage tisse d’abord quelque chose de l’ordre de la lucidité et de la colère. Il faut voir clair dans ce qui se passe, alors que les coups pleuvent. Il semble ici que la recherche produit son œuvre : elle offre un langage pour comprendre et décrypter les processus sous nos yeux. Mais La Société ingouvernable se lit en même temps comme un catalogue raisonné de tactiques, assorties de leur mode d’emploi, forces et faiblesses en situation : ce qui marche, comment ça se contre, par où anticiper les coups, partout où la légitimité démocratique vient saper le pouvoir privé.
