
Le 10 août 1792, à l’appel de la Commune insurrectionnelle et des sections, le peuple de Paris se soulève et prend le palais des Tuileries, où la famille royale vit sous surveillance depuis l’épisode de la fuite de Varennes.
Après le départ du roi et de sa suite à l’Assemblée nationale, les insurgés envahissent la cour du château, dont les Gardes suisses organisent la défense. 300 de ces derniers périront, tués durant le combat ou après, dans les escaliers, les cours, les jardins. Le nombre de victimes parmi les assaillants serait du même ordre de grandeur.
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Dans les jours qui suivent, quatre statues érigées au XVIIe siècle sont abattues par les révolutionnaires : la statue équestre d’Henri IV installée en 1614 sur le pont Neuf (elle y sera remplacée par une copie en 1818) ; la statue équestre de Louis XIII installée en 1632 au centre de la place Royale, actuelle place des Vosges ; la statue équestre de Louis XIV, installée en 1699 au centre de la place Louis-le-Grand (place Vendôme) ; la statue en pied de Louis XIV, installée en 1686 au centre de la place des Victoires. (...)
On charge leur bronze d’icônes déchues sur des charrettes pour les envoyer à la fonte.
Tout processus révolutionnaire est un séparatisme
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la Première République sera proclamée le 22 septembre 1792. Les heures de la monarchie sont comptées et son temps révolu. Les Bourbons, ou plutôt les clones de leur statue d’origine, retrouveront certes leur piédestal sous la Restauration. Mais celle-ci, parenthèse contre-révolutionnaire de seize ans, se dissoudra en 1830 dans le régime constitutionnel de la Monarchie de juillet, lui-même supplanté en 1848 par la Deuxième République. Les statues, même à cheval, n’ont pas le pouvoir d’entraîner toute une nation à rebours, à contresens de l’histoire.
Tout processus révolutionnaire, par définition, est un séparatisme : il consiste à se séparer de l’ordre précédent, le plus souvent par la violence –symbolique en ce qui concerne les statues. Comme le dit l’historien Emmanuel Fureix, spécialiste de l’iconoclasme politique, « les monuments sont aussi des lieux de pouvoir où s’exprime une domination symbolique qui peut être ressentie comme une violence dans le présent ».
La question est de savoir si le déboulonnage s’inscrit toujours dans un processus de type insurrectionnel et, le cas échéant, si celui-ci constitue un progrès historique ou s’il traduit au contraire une régression des libertés.
Comme si l’histoire était déjà écrite
La mort de George Floyd, le 25 mai dernier, a provoqué une onde de choc aux États-Unis et à travers le monde. Dans les anciennes puissances coloniales, notamment en Grande-Bretagne et en France, des manifestant·es antiracistes s’attaquent depuis deux mois et demi aux statues de femmes et d’hommes incarnant le système colonialiste, esclavagiste et impérialiste –cette structure de domination que l’historienne Aurélia Michel, dans Un monde en nègre et blanc, appelle « l’ordre blanc ».
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Comment savoir ce qui se passe, ce qui est réellement en jeu quand une statue est renversée de son piédestal ? Comment comprendre et raconter un événement quand les dés roulent encore, quand le drame continue à se jouer –quand le brouillard du présent ne s’est pas encore levé ? Si le sens de l’histoire se dévoile a posteriori, quel récit fera-t-on d’ici quelques années de la séquence où nous nous trouvons depuis que Derek Chauvin a refusé d’entendre les implorations de George Floyd ? Quelle clé, quel principe d’interprétation trouveront les historien·nes pour mettre au jour la vérité de ce moment ?
À plus court terme, une autre question se pose. Compte tenu de toutes ces incertitudes, pourquoi deux historiographies antagoniques sont-elles prêtes à l’emploi, comme si l’histoire était déjà écrite et que certains en connaissaient la signification ?
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D’un côté, les déboulonnages s’inscrivent, comme en 1792, dans une logique révolutionnaire de réappropriation de l’espace public. De l’autre, ils participent d’une cancel culture obsédée par l’élimination systématique des signes qui blessent les identités minoritaires ; cet effacement, si l’on suit les éditorialistes qui se sont spécialisé·es récemment dans la défense du patrimoine, ne serait pas différent de la chasse aux statues parisiennes sous l’Occupation.
Aux yeux d’un pouvoir et d’un commentariat qui se posent de fait en piliers d’un ordre prétendument universaliste, l’antiracisme devient une idéologie anti-républicaine, communautariste et finalement raciste ; de même, la mise à sac de statues liées à l’histoire de la colonisation n’est plus un acte politique, mais le symptôme d’une idéologie négationniste.
Or, si négationnisme il y avait, il serait ici à chercher parmi les conséquences possibles de l’iconoclasme, non dans les déprédations elles-mêmes. Imaginons que disparaissent toutes les statues de personnages ayant contribué à l’édification de « l’ordre blanc » : qui empêchera les vrais négationnistes d’affirmer demain que le commerce triangulaire est un mythe ? Que la colonisation n’a pas eu lieu ? Que l’esclavage n’est qu’une fiction inventée par des stratèges victimaires ?
En France, ces réalités historiques demeurent des pages manquantes dans le grand roman national ; le racisme reste un objet lointain dont l’histoire nous est étrangère. Comment les déboulonnages pourraient-ils, du point de vue de la majorité, être autre chose qu’excessifs et virulents ? On connaît la chanson : allons, ces statues ne font de mal à personne ; elles sont là depuis toujours et personne ne fait plus attention à elles ; pourquoi tant de bruit et de fureur ?
L’idée, sous une forme fatalement excessive et virulente, n’est-elle pas justement de proposer des contre-récits, de prendre en compte les points de vue de celles et ceux qui ont lutté contre la conquête coloniale, la traite des Noirs et l’esclavage ? Cette contre-histoire de France, en explorant les angles morts de la version officielle, est le contraire du négationnisme : elle a vocation à approfondir, affiner, complexifier notre connaissance du passé.
Que faire de cet héritage ?
Le chantier est immense et il concerne aussi l’avenir, dans la mesure où la ville postcoloniale est à inventer bien au-delà des seules statues
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Les possibilités sont multiples. Loin de réécrire l’histoire, il s’agit de repenser nos espaces urbains afin que chacun·e s’y sente chez soi et que nous y trouvions tous et toutes notre place en tant qu’héritières et héritiers de l’histoire coloniale. À l’heure où se fabriquent et se dessinent les imaginaires fluides de la ville postcoloniale, il y a là un point à méditer pour les esprits chagrins qui se lamentent de l’intransigeance anachronique de la foule en colère : s’il ne faut pas juger hier à l’aune des valeurs d’aujourd’hui, au nom de quoi devrait-on juger aujourd’hui à l’aune des valeurs d’hier –auxquelles, jusqu’à nouvel ordre, l’histoire a donné tort ?