
Début janvier, suite à la parution du récit de Vanessa Springora, « Le Consentement », j’ai publié sur ce blog un billet intitulé « Je me souviens de Gabriel Matzneff ». Il se terminait par l’évocation du livre d’Amandine Dhée, « À mains nues », sur lequel je comptais revenir rapidement. Mais voilà, une chose en entraînant une autre, l’été était déjà là. L’heure est venue de rattraper mon retard.
Dès le mois de janvier, A mains nues m’était apparu comme un antidote à l’univers que Matzneff et ses semblables ont imposé pendant des années à nos imaginaires en toute impunité.
(C’est-à-dire, pour le cas où vous reviendriez d’un long voyage sur la Lune : consommer des enfants en Asie. Séduire de très jeunes filles et exercer sur elles son emprise. Ecrire tout cela dans des livres qui sont publiés. Et recevoir des prix, ou même des allocations du Centre national des lettres. Et ne jamais être vraiment inquiété pendant quarante ans.)
On peut appeler ça la culture du viol, le patriarcat ou la pédocriminalité ou les trois ensemble et au moment d’aller au lit, le moins qu’on puisse dire c’est que ça ne nous met pas en train pour la galipette. Sans parler d’une bonne nuit de sommeil réparateur.
On pense à ces enfants là-bas très loin devenus aujourd’hui des adultes, à ces femmes ici tout près qui traversent la ménopause et qui n’ont toujours pas pu oublier ça. Ces moments. Ces livres qui faisaient d’elles des personnages, d’éternelles jeunesses désincarnées, dépossédées de leur droit élémentaire à une vie privée, piégées pour jamais dans les pages d’un prédateur.
Pendant ce temps-là, sans doute, des dizaines, des centaines de livres qui racontaient d’autres histoires, d’autres points de vue, d’autres sensations n’ont pas été publiées. Il faut aussi le rappeler, comme le faisait justement remarquer la poétesse Kiyemis sur Twitter.
Après La femme brouillon, où elle explorait avec finesse les pièges de la maternité – et, surtout, le moyen de les déjouer – Amandine Dhée raconte ici l’histoire d’une femme qui après la naissance d’un enfant se demande où est passé son désir. Il n’y a ni trauma ni reproche, ni drame ni colère. Simplement, le désir est un peu retombé, à la façon dont après une explosion nucléaire la radioactivité se dépose et s’insinue partout.
Et même si elle expose un état de crise, la façon qu’elle a de la traverser a la grâce tranquille d’un petit matin.
Ce désir explosé, qui flotte encore dans l’air, Amandine Dhée en réunit les fragments bout à bout, comme un herbier poétique qui interroge la nature : celle de « la femme », par exemple, à laquelle la narratrice voudrait d’abord ressembler, avant de chercher à s’en affranchir. (...)
Mais puisque le désir est du genre hybride, ce livre l’est aussi. A la fois roman, récit, enquête ou essai, il explore avec délicatesse cette intimité qui n’échappe jamais tout à fait au politique.
« Le genre a orienté mon désir parce que j’ai commencé par vouloir correspondre aux attentes des autres. Alors quand j’écris, j’essaie de fuir le carcan de la structure, des normes. J’évite de construire ou de surcharger, sinon ce serait mensonger, artificiel. C’est la seule façon d’approcher une sorte de vérité. Ce qui me touche le plus, c’est quand quelqu’un qui n’est pas hétéro ou qui n’a pas d’enfant se reconnaît dans ce que j’écris. »
Avec Amandine Dhée, pour la première fois ou presque, j’ai l’impression de lire quelque chose qui ne soit pas un cri de rage ou de soumission à des stéréotypes érotico-branchouilles. Ce n’est pas Baise-moi. Ce n’est pas du libertinage chic ou de la pornographie à la petite semaine, avec gang-bang, cordes de pendue et fantasmes sado-maso.
C’est une liberté qui s’écrit. (...)