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À la merci d’un courant violent la Grèce après l’accord du 21 juin
Article mis en ligne le 11 août 2018
dernière modification le 10 août 2018

Dimitris Alexakis livre une réflexion immédiate sur l’"événement" que devrait constituer selon certains l’accord de l’Eurogroupe sur le sort de la Grèce. À l’aune de l’expérience récente des Athéniens, la suspicion, ou tout du moins, une véritable attention critique semble pourtant de mise. La méditation claire et argumentée ouvre ici à une conclusion glaçante.

De Berlin à Athènes, les propos tenus ces derniers jours par les dirigeants européens précisent la situation qui sera celle de la Grèce au sortir de l’été [1] et justifient une lecture de l’accord conclu ce 21 juin à rebours des déclarations célébrant « la fin de l’Odyssée » (Moscovici), la « renaissance » grecque (« Le Point »), la concorde européenne retrouvée.

L’accord de l’Eurogroupe prévoit un rééchelonnement sur 10 ans d’une part conséquente de la dette grecque [2], une extension de la maturité des titres contractés auprès du Mécanisme européen de stabilité, un « coussin de sécurité » de 15 milliards d’euros faisant office de réserve de précaution et le reversement au compte-gouttes des bénéfices réalisés par la BCE sur ses titres de dette hellénique. Ces dispositions sont conditionnées par l’obligation faite aux autorités grecques de dégager au cours des années qui viennent un excédent primaire correspondant à 3,5% (puis à 2,2%) du PIB, objectif ne pouvant être poursuivi qu’au prix d’un prolongement à durée indéterminée des politiques d’austérité [3].

Sur les questions cruciales de la dette, du financement, de la souveraineté, de la politique sociale et du « retour de la croissance », le tableau semble être le suivant :

▶ Un pays surendetté, tenu de contracter de nouveaux emprunts pour rembourser les emprunts antérieurs, dont la dette s’aggravera mathématiquement à moyen et long terme et dont les excédents resteront dédiés au désendettement. (...)

En Grèce, sous des formes chaque fois différentes, le refrain d’une « sortie des mémorandums » ponctue l’actualité politique depuis le début de la crise. L’accord de l’Eurogroupe s’inscrit dans cette logique et doit d’abord être lu comme une énième tentative de camoufler l’échec initial. Le déni originel (faire comme si l’État grec n’était pas en faillite mais simplement confronté à un défaut ou une pénurie de liquidités) est reconduit : il s’agit à présent de faire comme si cette dette était soutenable alors que l’imposition d’une politique frappant croissance et productivité à la racine et grevant lourdement le produit intérieur brut ne cesse de l’accroître. La figure qui s’impose n’est pas celle d’Ulysse revenant au pays natal après dix ans d’errance [5] mais celle de Sisyphe.

▶ Un pays à la merci des marchés et qui devra s’acquitter de taux d’intérêt plus élevés que ceux qui lui étaient demandés dans le cadre du « programme d’assistance » qui s’achève. (...)

À compter du 21 août, les diktats de la Troïka seront simplement remplacés par ceux des fonds d’investissement et des agences de notation ; le commandement sera directement exercé par « les marchés », mais son contenu ne changera pas.

▶ Une politique économique « sous étroite surveillance » (à défait d’être « sous tutelle ») et sans marge budgétaire réelle. (...)

▶ La poursuite des politiques d’austérité (coupes sur les retraites, abaissement du seuil d’imposition au détriment de foyers à revenus modestes ou faibles jusqu’alors exemptés) demeure la condition sine qua non des dispositions ouvrant la voie au refinancement de la Grèce sur les marchés. Le pays devra, selon le FMI, persister sans dévier sur la voie des réformes ; toute « dépense sociale ciblée » devra être approvisionnée par la diminution des pensions et l’abaissement du seuil d’imposition ; l’accent devra être mis sur « l’amélioration de la compétitivité », donc sur « la dérégulation du marché du travail ». (...)

▶ Les chiffres attestant d’un « retour de la croissance » doivent être replacés dans le contexte qui est le leur : récession de longue durée, chômage structurel élevé, baisse de près de 30% du PIB en huit ans. (...)

Seuls les pays du cœur et du nord de l’Europe disposent en définitive de « la puissance de feu budgétaire » qui leur permettrait de faire face à un choc ou un retournement conjoncturel. Si la Grèce est en fort excédent, cet excédent « restera dédié au désendettement » ; or, « la faiblesse du parachute budgétaire participe dans les récessions à l’érosion du potentiel de croissance. »

L’accord de l’Eurogroupe peut être effectivement interprété comme un « tournant » [10]. Les formules de « sortie de crise » ou de « fin des mémorandums » n’en sont que l’emballage, mais la « sortie sur les marchés », elle, est bien réelle, et rappelle la mise à l’eau d’un navire dont chacun sait qu’il risque d’émettre un signal de détresse dès sa sortie au large. (...)

« Stocker les problèmes pour les renvoyer à plus tard » : le diagnostic établi par l’association Finance Watch dans une étude sur les créances douteuses publiée ces jours-ci s’applique de toute évidence à cette fausse sortie de crise. Les dirigeants européens tablent-ils sans le dire sur une restructuration future de la dette grecque, lorsque les circonstances politiques seront réputées plus favorables, que les contribuables allemands, hollandais ou français et leurs parlements respectifs seront mieux disposés à envisager une remise de dette réelle [11] ?

Le tableau est pour l’heure celui d’un pays condamné à long terme (l’engagement sur le solde primaire court jusqu’en 2060 !) à une forme de stagnation, durablement étranglé par ses obligations de remboursement et qui n’aura d’autre choix, au nom du maintien dans la zone euro et du service de la dette, que de continuer à pressurer la main-d’œuvre locale, à brader ses richesses, ses territoires et son potentiel touristique, dans le sens d’un tourisme de masse aux conséquences sociales (Airbnb) et environnementales désastreuses [12]. La Grèce des mémorandums fait d’ores et déjà l’objet d’un gigantesque transfert de titres de propriété et cette tendance, plutôt que d’être freinée par l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement se réclamant de la « gauche radicale », s’est considérablement accentuée à partir de juillet 2015.

S’il n’est pas certain que la confiance des marchés revienne, la défiance des citoyen.ne.s, elle, ne cesse de monter. (...)

Si le gouvernement grec a effectivement perdu la partie en juillet 2015, c’est d’abord, à mon sens, pour avoir perdu la bataille de l’opinion européenne ; pour n’avoir pas su contrer la propagande massive qui, en Allemagne, en France, aux Pays-Bas ou dans les pays baltes, est parvenue à neutraliser la conscience de classe (intérêts et ennemis communs) de retraité.e.s modestes ou pauvres, de précaires courant de mini-jobs en mini-jobs, d’employé.e.s miné.e.s par la crainte du chômage, pourtant confronté.e.s, quels que soient les pays, aux mêmes maux. La logique néo-libérale l’a d’abord emporté sur ce terrain, rien d’autre que celui des classes sociales, en parvenant à retourner les classes moyennes et populaires des pays créanciers contre les classes moyennes et populaires des pays endettés, en encourageant le ressentiment d’une infirmière allemande à l’égard de sa camarade grecque (ou portugaise, italienne, espagnole…) et en instrumentalisant à cette fin le sentiment national (caricatures racistes de tel quotidien hollandais, couvertures du « Spiegel », sarcasmes de tel éditorialiste du « Monde » imitant l’accent grec sur les ondes de France-Culture, sortie ouvertement raciste du président de l’Eurogroupe, refrain en boucle : travailleurs vertueux du Nord appelés à payer pour le Sud fainéant…). Une offensive idéologique fondée sur l’opposition nord / sud et sur l’application d’une grille de lecture morale aussi simpliste qu’efficace (« Il faut toujours payer ses dettes ») [14] à la réalité complexe, opaque au plus grand nombre, des mécanismes contemporains de l’endettement, est ainsi venue se greffer sur les déséquilibres structurels de la zone euro, et les a renforcés.

La manœuvre de longue haleine consistant à instiller des signifiants et des préjugés nationaux afin de diviser celles et ceux qui se trouvent également en butte, à travers tout le continent, au démantèlement de l’État-providence n’est pas que le fait de l’extrême-droite : elle est au cœur de la stratégie de domination néo-libérale et s’est avérée particulièrement payante dans le cas de la Grèce. (...)