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Mediapart
À l’université, la lutte contre les violences sexuelles reste un sport de combat
#Violences #Femmes #universite
Article mis en ligne le 2 janvier 2023

À l’université Jean-Jaurès de Toulouse, une récente accusation de harcèlement révèle les obstacles dans la lutte contre les violences sexistes et sexuelles : poids des structures hiérarchiques, importance des enjeux de pouvoir, œillères corporatistes et division du travail défavorable aux femmes…

(...) Ce jour-là, « il m’a dit que mon travail était de la merde […]. J’ai pleuré, je me suis effondrée devant lui. Il m’a dit qu’on n’était pas au bureau des pleurs. Mon cerveau s’est éteint », raconte-t-elle à Mediapart, trois ans plus tard, encore éprouvée par la violence de cet échange.

B.* est toujours doctorante et a changé de directeur de thèse. Y.*, récemment parti à la retraite, a décroché l’éméritat – un titre honorifique qui permet de poursuivre certains travaux scientifiques. (...)

Au printemps 2020, la présidente de l’UT2J, Emmanuelle Garnier, s’est vu remettre un dossier comportant plusieurs témoignages mettant en cause ce professeur. Il émanait de la Cellule de lutte, d’information et de prévention du harcèlement sexuel (Cliphas) de l’établissement. La présidente a pourtant choisi de ne pas saisir la commission disciplinaire.

Contactée par Mediapart, Emmanuelle Garnier n’a pas souhaité s’exprimer, réaffirmant « son engagement dans la lutte contre les VSS [violences sexistes et sexuelles – ndlr] ». Les 31 janvier et 1er février, l’UT2J renouvellera ses instances de direction et la présidente sortante est candidate (SGEN) à sa réélection.
Un cas emblématique

Le cas de Y.* est emblématique des tensions au sein des communautés universitaires face aux accusations de violences sexistes et sexuelles. Cinq ans après l’instauration de cellules dédiées, de nombreux obstacles structurels perdurent. (...)

Entre 2014 et 2019, ce professeur des universités aurait instauré avec B.* une relation sortant des clous d’un rapport « normal » encadrant-doctorante. Proposition, selon elle, de lui payer un téléphone, son loyer ou de faire d’elle son « héritière », invitations réitérées, comme en attestent des mails que Mediapart a pu consulter, à venir travailler, seule avec lui, dans sa résidence secondaire, propos sur sa « beauté »… Y. aurait également eu un geste déplacé. Le jour où il apprend que B.* a un petit ami, son encadrant aurait changé de ton et serait devenu « blessant ». Jusqu’à l’entretien ravageur de septembre 2019.

Contacté par Mediapart, Y.*, fait savoir par la voix de son avocate toulousaine que « ces accusations particulièrement graves […] n’ont à ce jour justifié d’aucune plainte, ni de la mise en œuvre d’une quelconque procédure judiciaire, administrative ou disciplinaire » et regrette que « les “plaignant·es” ont décidé de privilégier un procès médiatique sans avoir à répondre devant une autorité indépendante de la véracité des faits ».

En l’occurrence, les plaignant·es souhaiteraient qu’une instance disciplinaire soit convoquée : le dossier remis par la Cliphas à la présidence contient le témoignage de B. mais, avant lui, ceux de Laurence Charlier Zeineddine et Jérôme Courduriès qui codirigaient le département d’anthropologie en 2020.

Alertés par des propos d’étudiantes, les deux profs leur avaient conseillé de mettre leur témoignage par écrit pour les communiquer à la cellule. S’y ajoutaient leurs propres attestations restituant d’autres récits oraux d’étudiant·es et des scènes dont il et elle avaient été témoins.

En tout, cinq témoignages auxquels se sont ajoutés ceux de B. et de Laurence Charlier Zeineddine en novembre 2021. Cette dernière, maîtresse de conférences, raconte « avoir été régulièrement l’objet de discours et de pratiques de la part de Y., visant à [l]’intimider, à exercer des pressions sur [elle], ou à dénigrer [son] travail ». (...)

Solidarité masculine et enjeux politiques

Cette question du « risque à témoigner » surplombe l’enjeu de la lutte contre les violences sexistes et sexuelles à l’université. Empêcher des publications dans des revues ; émettre un avis négatif dans les comités de sélection recrutant les maîtres et maîtresses de conférences ; « pourrir » une réputation… Les leviers ne manquent pas pour les titulaires qui souhaiteraient entraver ou freiner la progression d’un·e doctorant·e ou d’un·e collègue indocile. (...)

À cette réalité s’ajoutent des mécanismes de solidarité masculine bien souvent articulés aux enjeux politiques et de pouvoir. En mars 2020, un directeur de recherche du CNRS intervenant en sociologie à l’UT2J a été accusé, dans un mail anonyme adressé aux organisations syndicales et à la Cliphas, de harcèlement sexuel sur des étudiants et de « harcèlement sexuel d’ambiance » (regarder des films pornographiques dans son bureau).

Son cas ne pouvait, statutairement, être instruit et jugé par la section disciplinaire de l’université et a également échappé aux instances du CNRS. Résultat, des remous mais aucune procédure et un entre-deux insatisfaisant pour tout le monde. (...)

Un positionnement syndical critiqué

À Toulouse, le positionnement des syndicats d’enseignant·es dans les affaires de violences sexistes et sexuelles est régulièrement pointé du doigt. Enseignante et présidente de la commission disciplinaire étudiant de l’UT2J, Marie-Hélène Garelli, elle-même « proche » du Snesup, classé à gauche, regrette que le syndicat soit encore trop souvent « dans une défense corporatiste. Ils jouent leur rôle en défendant les profs mais syndicalement, ils ne sont pas capables de trier entre les leurs. C’est problématique parce que tout le reste de la société a évolué là-dessus ». (...)

Même cas de figure pour les deux professeurs d’art plastique radiés en 2020 de l’UT2J pour des faits de harcèlement, tous les deux professeurs agrégés (Prag), que le Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche (CNESER) a relaxés en juillet dernier.

En novembre, la présidente de l’université a décidé de porter l’affaire en cassation au Conseil d’État. Là, c’est le syndicat Force ouvrière qui est monté au créneau, demandant le « retrait du pourvoi » et dénonçant « l’instrumentalisation de la lutte contre le harcèlement, les discriminations et les violences sexistes et sexuelles ».

Si le PrCe et les deux Prag ont été sanctionnés malgré les soutiens syndicaux, le directeur de recherche du CNRS et Y.*, de « rang A », n’ont, eux, pas été inquiétés. (...)

L’énergie du militantisme

Le travail des cellules se heurte à un dernier mur : la faiblesse des moyens alloués et l’étroitesse du périmètre d’action. À l’UT2J, la Cliphas, composée de onze femmes et deux hommes, dispose d’un petit bureau au bout d’un couloir du bâtiment de psychologie et de quelques heures de décharge d’enseignement pour la coordinatrice, Marie-Agnès Palaisi.

Chargée de mission égalité et lutte contre les discriminations de genre et le harcèlement sexuel, elle s’apprête à laisser sa place après six ans d’action dont quatre à la tête de la Cliphas.

« C’est assez lourd, soupire-t-elle. C’est bien que d’autres prennent la relève… On reçoit, on écoute, on essaye d’identifier les besoins et les demandes et on oriente les gens. Ça peut être une demande d’accompagnement psy, d’aménagement d’emploi du temps pour s’éloigner d’un harceleur ou d’un agresseur, ou une demande de saisine de conseil disciplinaire… », résume la coordinatrice, qui estime à « environ quinze par an » le nombre de signalements émanant de victimes ou de témoins de VSS, impliquant des étudiants, enseignants ou personnels de l’université. 

Parmi les victimes, « 95 % » sont des femmes et les faits vont du harcèlement sexiste au viol. (...)

« le problème est structurel, considère Farah Deruelle, doctorante en sociologie à la fac de Toulouse. Ce qui manque, c’est une réforme en profondeur du code de l’éducation et remettre de l’égalité de traitement partout ».