
Jusqu’au 12 juillet, se tient à Paris le procès d’anciens hauts dirigeants de la multinationale France Télécom, devenue Orange, accusés de harcèlement moral par une centaine de parties civiles. Pour rendre compte de ce procès exceptionnel, Basta ! et « la petite boîte à outils » de l’Union syndicale Solidaires vous proposent un suivi régulier des audiences par des chercheurs, écrivains, syndicalistes et dessinateurs. Emmanuel Dockès, professeur de droit à l’université Paris Ouest Nanterre, a assisté au quinzième jour d’audience.
Pour en arriver là, il a fallu des milliers de personnes meurtries et des dizaines de morts. Il a fallu abandonner en chemin une incrimination plus lourde, celle d’homicide involontaire, passible de trois ans d’emprisonnement. Il a fallu abandonner la responsabilité pénale des représentants de l’actionnaire majoritaire, l’État. Il a fallu lâcher du lest et se contenter de l’incrimination plus légère de harcèlement moral, qui n’était à l’époque des faits passible que d’un an d’emprisonnement. Mais tout de même, une très grande entreprise et ses principaux dirigeants, jugés pour des délits commis envers leurs subordonnés, c’est assez extraordinaire au sens propre.
Ce qui est jugé s’est déroulé de 2007 à 2010, au temps de la privatisation de France Télécom, devenue Orange, au temps des sinistres plans Act et NExT. L’objectif était alors de se séparer de 22 000 « collaborateurs » lesquels étaient encore pour beaucoup des fonctionnaires. Pour s’en débarrasser, avec les protections de leur statut, il était difficile de passer par le licenciement. Il fut donc convenu de faire pression sur eux pour qu’ils partent d’eux-mêmes. L’histoire qui est jugée est celle d’une centaine de milliers de personnes sur lesquelles fut organisée une pression systématique, afin qu’un cinquième d’entre eux craquent et se décident à partir. L’audience est consacrée à deux des moyens utilisés à cette fin.
Bombardements de mails invitant les salariés à changer de travail
Le premier, bien dans l’esprit d’une entreprise consacrée aux nouvelles technologies, a consisté à bombarder d’emails les boîtes de tous les employés pour leur présenter des métiers alternatifs, pour les inciter à faire des stages, à suivre des formations, à aller chercher du travail ailleurs. Ces emails furent envoyés plusieurs fois par semaine, depuis divers niveaux de la direction. Souvent le même email était envoyé plusieurs fois. La recherche de reclassements externes dans une entreprise qui entend réduire ses effectifs n’est pas un mal. Mais le bombardement hebdomadaire voire pluri-hebdomadaire de telles « opportunités » a un autre sens. Il rappelle avec constance aux employés qu’ils ne sont pas désirés, qu’ils ne sont pas utiles, qu’ils sont un poids et qu’on ne veut plus d’eux.
Le deuxième outil étudié à l’audience était celui des primes accordées aux cadres efficaces dans l’incitation au départ de leurs « collaborateurs ». (...)
. Des tableaux hebdomadaires de résultats, division par division, comptant un par un les départs obtenus comme autant de trophées, furent établis. On calcula des « taux de fluidité », qui sont des taux de personnes dont l’ancienneté est supérieure à cinq ans au même poste et qui sont, de ce fait, suspects de sclérose. On évalua le dynamisme des pressuriseurs, avec des « notes de gueules », selon les mots de Didier Lombard.
Certains cadres ont refusé d’obéir, ils ont été brisés (...)
Il raconte tout cela comme on raconte une honte, en demandant l’anonymat, en demandant qu’on l’appelle Alain ou Claude, tout en sachant que d’ici quelques jours son vrai nom apparaîtra car il lui faudra bien témoigner, lui aussi.
Il raconte la honte de ce qu’il n’a pas réussi à empêcher, la honte de ce qu’il a failli faire subir à ses proches en mettant fin à ses jours, la honte que ressentent toutes les vraies victimes. Quand je lui dis que moi, en le rencontrant, j’ai plutôt l’impression d’avoir rencontré un brave type, il s’en défend, limite il pleure. Il est de ces héros qui nous réconcilient avec l’humanité. Il est de ces héros qui n’apparaissent que dans les temps les plus sombres. Ce sont bien de temps sombres dont il est ici question.
Tout fut fait au nom de chiffres (...)
. Effectivement, tout fut fait au nom de chiffres. Effectivement, ce ne fut pas seulement eux. C’est bien ça le pire. Ceci n’est pas l’histoire d’un pervers narcissique qui jouit de la destruction d’une victime. Il s’agit pas de la maltraitance ordinaire d’une personne sur une autre. Il s’agit de l’application systémique d’une méthode managériale. Ce harcèlement là fut un harcèlement de masse, industriel, planifié, organisé.
L’enjeu du procès est bien de condamner des méthodes managériales objectivement destructrices. (...)
Mais on ne peut s’empêcher de se demander, tout de même, quelles furent les motivations qui déclenchèrent tout.
Moins il y a de salariés, plus les dividendes sont élevés (...)
L’obsession des cours de l’action a pu suffire à motiver la mise en place de la machinerie destructrice jugée. Il se peut même que tout ceci n’ait été lancé qu’en application d’une logique froide, de la « logique business » (...)
Ce n’est pas l’intention de tuer qui a animé les prévenus, mais leur avidité, leur indifférence ou leur foi aveugle en une logique désincarnée.
Les salariés qui ont vu des collègues se suicider sont traumatisés (...)