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La plume d’un enfant du siècle
A Calais, notre humanité assassinée…
Article mis en ligne le 3 mars 2016

« Tant qu’il existera, par le fait des lois et des mœurs, une damnation sociale créant artificiellement, en pleine civilisation, des enfers, et compliquant d’une fatalité humaine la destinée qui est divine ; tant que les trois problèmes du siècle, la dégradation de l’homme par le prolétariat, la déchéance de la femme par la faim, l’atrophie de l’enfant par la nuit, ne seront pas résolus ; tant que, dans certaines régions, l’asphyxie sociale sera possible ; en d’autres termes, et à un point de vue plus étendu encore, tant qu’il y aura sur la terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles ».

En écrivant ces quelques lignes au moment de la parution des Misérables en 1862, nul doute que Victor Hugo priait en son for intérieur pour que son chef d’œuvre devienne un jour inutile.

Et pourtant, plus de 150 ans après sa publication, le monument du poète est toujours d’actualité et le démantèlement de la jungle de Calais – que j’appellerai camp de Lande tout au fil de cet article, ce dont je m’expliquerai plus tard – a débuté lundi dernier dans une « fermeté douce » selon les termes de la préfète, oxymore qui montre bien le peu de cas que font de ces personnes les décideurs administratifs et politiques de notre pays. Et voilà des milliers de personnes, migrants et réfugiés, sommées de quitter le camp sur le champ. Le plus terrible dans cette affaire, c’est qu’elles quittent la mort dans l’âme un endroit invivable qui, faute de mieux, leur servait de pis-aller. Si « l’habitude du désespoir est pire que le désespoir lui-même », selon la phrase de Camus dans La Peste, alors ces personnes sont les plus malheureuses du monde puisqu’elles ont non seulement l’habitude du désespoir mais, plus macabre encore, l’habitude de cette habitude.

Le camp de Lande, camp des Misérables

Dans le si beau, parce que si triste, roman de Victor Hugo, que définit les Misérables ? Une caractéristique particulière qui les réunit tous. Alors certes, chacun des héros a son histoire propre, ses attributs singuliers, son parcours erratique mais un dénominateur commun réunit tous les Misérables de ce livre : celui de l’absence d’identité propre. (...)

Que sont ces hommes, ces femmes et ces enfants qui vivent – qui survivent plutôt – dans le camp des Lande sinon les figures contemporaines des Misérables ? Ces figures, à qui l’on nie toute humanité au vu du traitement qu’on leur impose, ne sont-elles pas toutes, d’une certaine manière, les avatars de Jean Valjean ? Un visage que l’on oublie c’est l’humanité que l’on offense comme le disait si justement Levinas et nous voilà en train de laisser dépérir, puis d’expulser de leur abri miteux, en y mettant le feu, ces figures qui appellent à l’aide, ces personnes qui ne demandent qu’un peu de charité. Ils sont, comme Jean Valjean, marqués au fer rouge, pour avoir osé braver l’interdit et tenter d’obtenir une vie meilleure. Quel est leur crime si ce n’est celui d’avoir espéré trouver un peu de réconfort et d’espérance loin de chez eux, eux qui sont partis avec leurs enfants comme simple bagage ? (...)

« Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance ».

L’appel ignoré…

Ces migrants, si fort symboliquement parce que si faibles et misérables, nous adressent un appel à l’aide, un appel au secours que nos dirigeants ignorent de manière dédaigneuse. Les mêmes personnes qui fustigeaient Nicolas Sarkozy pour avoir laissé la situation pourrir dans le camp des Lande sont aujourd’hui au pouvoir et se sont appliqués méthodiquement à ne rien faire pour améliorer les conditions de vie de ses occupants avant de les expulser par le feu et les canons à eau aujourd’hui. Nous sommes au cœur d’un mouvement absurde au sens camusien du terme avec ce qu’il se passe dans ce camp. « L’absurde, écrit le philosophe dans Le Mythe de Sisyphe, naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde ». Voilà la situation que nous vivons actuellement, un pouvoir qui répond par un silence déraisonnable à l’appel de l’humanité, supposément présente en chacun de nous. De là à voir dans ce qui est en train de se produire une forme de déshumanisation il n’y a qu’un pas – qui sera prochainement comblé. (...)

En attendant, de cet appel ignoré ne peut que naître un vent de révolte que n’aurait pas renié le prix Nobel de littérature. « Je me révolte donc nous sommes » écrit-il dans L’Homme révolté en pastichant Descartes. (...)

La jungle où s’enfouit notre humanité

La jungle de Calais, voilà comment l’ensemble des médias appellent cet enfer sur Terre. La jungle, revenons un instant sur ce mot. Dans la jungle, ce n’est plus la civilisation qui règne mais la loi du plus fort. En acceptant d’appeler ainsi cet endroit, ne participons-nous donc pas, chacun à notre échelle, au processus de déshumanisation qui est enclenché ? Dire que ces damnés vivent dans une jungle, n’est-ce pas déjà dire qu’ils ne sont plus des Hommes mais de sombres barbares ? Mais dans ce cas, si « le barbare c’est d’abord l’Homme qui croit à la barbarie » selon la phrase géniale de Lévi-Strauss, en leur niant leur humanité, ne prouvons-nous pas par la même occasion notre inhumanité à nous ? De tous temps l’Homme a eu à se battre contre l’inhumain présent en lui-même tel un virus tapi dans l’ombre prêt à profiter de la moindre inadvertance. Il y eut la Terreur au moment de la Révolution, il y eut l’ensauvagement au moment de la Première guerre mondiale puis l’avènement de l’industrie de la mort sous le régime nazi et aujourd’hui, une nouvelle menace guette notre humanité : notre froide indifférence.

En nous détournant de ces misérables visages qui réclament le minimum de décence qu’un Homme peut demander, nous refroidissons et durcissons un peu plus nos cœurs et les transformons petit à petit en caillou. La vérité est terrible mais il nous faut la dire, il nous faut avertir et rester pensif comme nous y invitait déjà Hugo dans Les Châtiments. En nous détournant de ces pauvres diables, nous acceptons pleinement la fin de la transcendance et de l’idéalisme pour nous consacrer au matérialisme à outrance et au consumérisme abêtissant. C’est l’altérité qui nous ouvre à la transcendance ainsi que l’a défendu avec brio Levinas dans Altérité et transcendance. C’est le visage de l’autre qui nous permet de nous découvrir nous-mêmes et d’atteindre une quelconque transcendance. En refusant non seulement de regarder mais aussi de voir ces visages tristes et désespérés, nous enterrons au fin fond de ce camp notre humanité – et pas simplement notre humanisme comme certains le disent
(...)