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Mediapart
À Bruxelles, la situation devient critique pour les sans-papiers en grève de la faim
Article mis en ligne le 15 juillet 2021

À Bruxelles, où plus de 450 personnes sans papiers ont entamé une grève de la faim depuis cinquante-deux jours pour leur régularisation, la situation devient critique et le gouvernement reste silencieux. Beaucoup estiment qu’il est « honteux » de laisser perdurer une telle situation au cœur de l’Europe. « Vont-ils attendre qu’il y ait un drame ? », s’inquiètent les grévistes et leurs soutiens, déterminés à ne rien lâcher.

Par terre, les matelas se succèdent et laissent deviner les corps amoindris, recouverts d’une couverture, des grévistes de la première heure. Ici, en ce mardi à l’heure du déjeuner, rien ou presque ne permet de reconnaître la cafétéria de l’Université libre de Bruxelles (ULB), hormis quelques tables retournées faisant office de cloisons, sur lesquelles sont scotchés les dessins de ces visages qui luttent depuis fin janvier pour leur régularisation, d’abord en occupant trois lieux de la ville, puis en décidant de ne plus se sustenter depuis le 23 mai dernier (lire notre premier article ici).

« Ça commence à être difficile, entre la fatigue, la faim et le stress », chuchote Mohamed Alex, assis au bureau près de Mourad, installé devant l’infirmerie improvisée. Tous deux sont les porte-parole des quelque 146 sans-papiers, dont vingt-six femmes, en grève de la faim dans ce premier lieu d’occupation situé au sud-est de la capitale belge. « On en est au 51e jour de grève et depuis dix jours, la situation s’aggrave. On boit de l’eau avec du sucre et des boissons chaudes, on prend des médicaments, énumère-t-il. C’est encore plus difficile pour les personnes diabétiques. On les pousse parfois à manger quelque chose, car c’est trop risqué pour elles. » (...)

Dimanche 11 juillet, une délégation de six personnes, dont Mohamed Alex et Mourad, a obtenu un entretien avec le secrétaire d’État. « Il nous rencontre un dimanche, comme si c’était secret », plaisante à moitié Mourad. Une fois de plus, il leur a demandé de cesser la grève de la faim et a proposé d’étudier les dossiers « au cas par cas », quand les grévistes réclament, depuis le début de la mobilisation, une régularisation collective. « Cela fait plusieurs fois qu’on le voit, il fait la sourde oreille », souffle le premier. Et le second d’ajouter : « Il a parlé de certains critères existants pour la régularisation mais ne peut pas les rendre publics. Il a aussi annoncé l’ouverture d’une “zone neutre” à la Vrije Universiteit Brussel (VUB) [université de langue néerlandaise – ndlr], notre deuxième lieu occupé, pour traiter les demandes rapidement. »
Des sans-papiers présents en Belgique depuis vingt ou trente ans

Sous quel délai ? Nul ne le sait. En attendant, Mourad, informaticien de profession, accumule les arguments qui pourraient jouer en leur faveur. Sur son écran d’ordinateur, des tableaux et graphiques défilent et viennent illustrer le degré de difficultés auxquelles sont confrontés les sans-papiers au quotidien en Belgique : travailler en restauration pour ne toucher que 3,90 euros de l’heure (43 personnes concernées) ou faire des ménages pour 4,75 euros de l’heure (72 personnes concernées). 49 % des grévistes ont été confrontés au racisme au moment de chercher un logement, 60 % au moment de chercher un emploi. 38 % des grévistes ont souffert de racisme avec la police, près d’un gréviste sur deux avec l’administration. (...)

Autant de données qui seront intégrées au rapport que réalisent plusieurs enseignants-chercheurs de l’ULB, parmi les soutiens des sans-papiers, pour sensibiliser la population et les politiques à ces réalités. « Un document plus court a déjà été transmis à Sammy Mahdi », précise Mourad, qui a lui-même bataillé pour obtenir un compte bancaire et un bail de location, mais rappelle que la majorité des sans-papiers n’en bénéficient pas. (...)

« J’ai travaillé comme un esclave et mon patron ne m’a pas payé, ou très peu. J’ai déposé une plainte contre lui avec l’aide de l’organisation Fairwork Belgium, qui est toujours en cours. » (...)

Jamais Nabil n’aurait cru vivre ainsi un jour. « J’ai quitté ma famille et ma maison pour ça. Je vis en coloc au noir [sans bail – ndlr], je n’ai pas de droits. Tout ce que je veux, c’est travailler et vivre légalement. » Près de lui, la silhouette d’Abdelarahim s’extirpe de son lit dans un effort non dissimulé. Sur le dessin le représentant, qu’il scotche à son tee-shirt, on peut lire : « Comme je suis sans papiers, les patrons se permettent de ne pas me payer. » « L’un d’entre eux m’a même dit : “Tu peux me tuer si tu veux, je ne te paierai pas.” », relate le Marocain, encore stupéfait. Sans emploi et sans logement, la grève est son seul espoir. (...)

Hasna, le visage entouré d’un foulard noir, prend place devant le bureau. À 32 ans, cette diplômée en géographie, mère de trois enfants, a laissé son foyer pour mener la lutte pour la régularisation aux côtés des 455 sans-papiers en grève de la faim sur les trois lieux d’occupation. « On est épuisés et on a les nerfs à vif, dit-elle en soulevant le bas de son pantalon, dévoilant des œdèmes de carence sur ses mollets. Mais la grève est la seule solution. C’est trop dur d’être sans papiers en ayant des enfants. »

Lors de sa dernière visite, à l’entrée du réfectoire occupé, sa fille lui a demandé si elle était « en prison ». Ce qu’elle gagne en faisant des ménages chez des particuliers, pour 5 ou 6 euros la journée, ne suffit pas à nourrir et habiller ses enfants, qui ne comprennent par ailleurs pas pourquoi ils ne partent pas en vacances « comme les autres ». « Je me bats parce que je ne veux pas que mes enfants manquent de quoi que ce soit. Mon mari me soutient et s’occupe d’eux à la maison. On veut leur offrir une éducation et travailler avec un diplôme », insiste-t-elle, consciente qu’elle devra sans doute oublier la géographie pour se former à des métiers où le manque de main-d’œuvre est important.
« Mort pour ses papiers, vraiment ? »

À l’intérieur du coin femmes, l’une des occupantes allume sa lampe de chevet. Au fond de la « pièce », dans une lumière tamisée, Souhaila repousse la couverture et s’assoit en tailleur. « On a perdu la notion de l’espace et du temps, confie-t-elle dans le dialecte marocain. On ne sait plus si on est morts ou vivants. » Parce qu’elle a été contrainte de travailler au noir, de nuit, et de laisser parfois ses enfants seuls à la maison, ces derniers lui ont été retirés. « Ils ont été placés dans un centre, je les vois peu. J’ai tenté de régulariser ma situation, j’ai même trouvé un emploi déclaré, avec contrat et fiches de paie. Quand j’ai déposé mon dossier à l’Office des étrangers, on m’a accusée d’avoir acheté les documents. Notre vie ici devient pire qu’au Maroc. » (...)

Autour d’elle, les récits se suivent et se ressemblent. (...)

À 17 heures, place du Béguinage au centre-ville de Bruxelles, les ambulances vont et viennent dans un ballet incessant. Au pied de l’église Saint-Jean-Baptiste-au-Béguinage, des référents vêtus d’un gilet jaune s’amoncellent autour d’un homme en fauteuil dont le corps ne tient plus. Le regard vide, le visage pâle et les mains sur la poitrine, le gréviste semble implorer de l’aide sous les yeux des soutiens venus en nombre ce mardi. Près de lui, une femme, également en fauteuil et entourée de plusieurs bénévoles attend d’être transportée aux urgences par les secouristes. Pour beaucoup, le sentiment d’impuissance face à tant de souffrance est immense. (...)

« Ce qu’on vit ici, au cœur de l’Europe, est honteux », dénonce Mehdi, l’un des grévistes et référent médical, déjà hospitalisé trois fois depuis le début du mouvement. « On ne demande pas la lune, on veut juste pouvoir travailler normalement, sans être exploités pour des salaires de misère. Notre dignité se trouve sur un petit bout de papier, tellement facile à fabriquer mais tellement difficile à obtenir », peste-t-il, avant de saluer ses deux sœurs venues lui témoigner leur soutien. Mehdi aurait dû être pris en charge par l’une d’elles à son arrivée en Belgique à l’âge de 17 ans. Mais la loi « a changé entre-temps » et il vit depuis dans la clandestinité et la peur d’un contrôle de police. « Je n’imaginais pas la réalité de ce qui se cache derrière le mot sans-papiers. » (...)

Mohamed, venu en Belgique avec un visa étudiant et employé dans une maison de repos durant neuf ans, fait partie des référents médicaux qui viennent en aide aux personnels de Médecins du Monde et de la Croix-Rouge, déjà « débordés ».« Les grévistes ne veulent plus voir de médecin. Depuis huit jours, on a fermé symboliquement les portes de l’église aux visiteurs, comme nous a fermé ses portes Sammy Mahdi. » Le jeune homme reste persuadé que le secrétaire d’État à l’asile et à la migration « méconnaît » le profil, le parcours et le « potentiel » des grévistes. « Il a annoncé aller chercher 1 600 demandeurs d’asile et réfugiés en Grèce. Et nous, qui sommes en Belgique depuis des années, qui avons prouvé notre intégration en travaillant si dur ? C’est comme si notre immigration ne valait pas autant », regrette-t-il, conscient que le gouvernement flirte ainsi avec la notion de « bon » et de « mauvais » migrant. (...)

La politique ne devrait pas prendre le dessus sur des vies humaines.

Nily, citoyenne belge et fille de réfugiés, va commencer une grève de la faim et de la soif
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Jeudi 15 juillet, une action est prévue dans les rues de Bruxelles pour alerter de nouveau le gouvernement. « J’ai décidé, de mon côté, de commencer une grève de la faim et de la soif pour éviter aux grévistes d’en arriver là, après 51 jours sans manger », lance Nily, citoyenne belge et fille de réfugiés soudanais, en installant sa tente au pied de l’église pour « visibiliser » la lutte. « On n’a plus le temps. C’est un sujet qui ne devrait pas demander de la réflexion. La politique ne devrait pas prendre le dessus sur des vies humaines », conclut-elle.