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Mediapart
À Bruxelles, l’intense lobbying de l’industrie de l’armement
Article mis en ligne le 18 mars 2022

L’industrie de l’armement n’a pas attendu la guerre en Ukraine pour mener un intense lobbying à Bruxelles, afin de démontrer les vertus « sociales », « durables » ou encore « stabilisatrices » des activités de ventes d’armes. Dans les rapports officiels de l’UE, ces éléments de langage commencent à s’imposer.

La guerre, c’est la paix. La destruction, c’est la « stabilité ». Les armes ont une vocation sociale. L’argumentaire semble absurde. Il trouve pourtant, depuis l’éclatement de la guerre en Ukraine, un écho inédit. Car pour ne pas se priver de nouvelles sources de financement disponibles à Bruxelles, les dirigeant·es de l’industrie de l’armement – ou les lobbyistes qui les représentent – ont décidé de convoquer Orwell dans le texte : ils insistent sur les vertus « sociales », « durables » ou encore « stabilisatrices » des activités de ventes d’armes. (...)

« Cette situation dramatique nous rappelle un principe simple : sans stabilité et sécurité, il ne peut y avoir de prospérité, d’inclusivité et de développement durable, assurait ainsi Patrice Caine, le patron du groupe de défense Thales, dans un entretien au Figaro le 3 mars. Or, ce sont bien les industries de défense qui aident les démocraties à assurer leur souveraineté, leur sécurité et leur stabilité. »

Du côté du lobby de l’industrie de la défense allemande, BDSV, la rhétorique est identique : (...)

Peur de devenir infréquentables

Avant l’invasion russe, des pans de l’industrie de l’armement s’inquiétaient. À les écouter, ils avaient de plus en plus de mal à obtenir des prêts sur les marchés pour financer leurs investissements. Ils étaient victimes, expliquaient-ils, de l’influence croissante des critères dits ESG (« environnementaux, sociaux, gouvernance ») censés flécher les flux financiers vers des portefeuilles plus « verts ». En janvier, des banques régionales allemandes ont ainsi coupé leurs crédits au groupe de défense Rheinmetall AG. (...)

Face au spectre d’une « placardisation » sur les marchés, sur le modèle de ce qu’ont connu les industriels du tabac devenus infréquentables, l’industrie de l’armement a mis au point la parade. Dans ses éléments de langage, elle souligne désormais sa « durabilité sociale » et espère bien profiter des retombées d’un chantier méconnu dans l’UE, celui de la « taxonomie sociale ». La guerre en Ukraine pourrait bien renforcer sa stratégie.

De quoi s’agit-il ? Depuis 2019, la Commission s’est lancée dans l’élaboration d’un gigantesque classement pour flécher l’argent, sur les marchés, vers des produits de la « finance durable ». L’entreprise doit participer à l’effort collectif pour atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050. Elle s’est fait connaître du grand public à cause d’une polémique récente : sous la pression de Paris et Berlin, la Commission a accepté de labelliser comme des énergies « vertes » le gaz et le pétrole, suscitant de vives critiques sur ses pratiques de « greenwashing ».

En parallèle à cette taxonomie environnementale, en train de se concrétiser sous la forme d’une batterie d’actes délégués prévus jusqu’en 2023, des experts planchent sur l’élaboration, à plus long terme, d’une « taxonomie sociale ». Même système : des secteurs d’activités sont ici étiquetés, selon leur contribution – au choix : substantielle, neutre ou néfaste – à la « durabilité sociale », afin de mieux diriger les flux financiers vers des investissements dits sociaux (en prenant en compte des critères comme l’égalité femmes-hommes, un salaire décent, etc.).

« L’été dernier, nous avons connu un lobbying intense des industries de la défense, pour que l’on décrive l’industrie de l’armement comme ayant une “contribution substantielle à la durabilité sociale” », explique Thierry Philipponnat, à la tête de l’ONG Finance Watch, qui participe au groupe d’expert·es de la « plateforme européenne pour la finance durable », chargée de mener les travaux préparatoires. Pour l’heure, « cette option n’a pas été retenue », précise-t-il. (...)

À Bruxelles, beaucoup de personnes jointes par Mediapart ne croient pas à l’aboutissement de cette « taxonomie sociale » que convoitent tant les industriels de l’armement. (...)

L’écologiste allemande Hannah Neumann, spécialiste des questions d’armement, reste, elle aussi, très prudente. (...)

« La guerre en Ukraine est clairement utilisée [par les industriels] pour pousser leur agenda sur les sujets d’accès aux financements », estime néanmoins Bram Vranken, militant de l’ONG belge Vredesactie et bon connaisseur des lobbies de la défense - auxquels il a consacré un rapport en 2017.
Thierry Breton, commissaire préféré des lobbyistes

Quelle qu’en soit l’issue, le lobbying, lui, est bien en place. Lors d’une rencontre avec un responsable d’Airbus à Madrid en septembre dernier, en marge d’un déplacement officiel, une délégation d’eurodéputé·es membres de la sous-commission « défense » s’est vu remettre, selon une source parlementaire européenne, un texte de deux pages rédigé par les principaux lobbies nationaux de l’industrie de la défense européenne (dont le français CIDEF ou l’allemand BDSV).

Dans ce document auquel Mediapart a eu accès, les lobbyistes assurent qu’« il ne peut y avoir de durabilité sans sécurité ». Et de préconiser, face aux « discriminations » dont l’industrie de la défense ferait l’objet, que la Base industrielle et technologique de défense européenne (EDTIB, en anglais) soit reconnue « comme un acteur durable légitime » dans la taxonomie de l’UE. Nathalie Loiseau (LREM), qui dirige cette sous-commission au Parlement européen, n’a pas répondu à nos questions.

Dans une note publiée en octobre 2021, que s’est aussi procurée Mediapart, l’Association des industries aérospatiales et de défense de l’Europe (ASD), régulièrement décrite comme l’un des plus puissants groupes de lobbying dans le domaine de l’armement, assure que le secteur « est très conscient de la nécessité de se montrer responsable et durable et s’engage entièrement dans le développement des standards éthiques et légaux les plus élevés ».

S’inquiétant d’une « stigmatisation croissante » de l’industrie, elle plaide pour que, si une taxonomie sociale devait voir le jour, seules les armes interdites par les traités internationaux en soit exclues – position qui a été retenue dans le rapport d’étape rédigé par la plateforme européenne pour la finance durable. (...)

Pour faire entendre leur cause, les industriels de l’armement savent pouvoir compter sur des relais bienveillants. Le commissaire européen au marché intérieur Thierry Breton (chargé, entre autres, du Fonds européen de défense), par exemple, ne semble pas sourd à leurs appels. Le 10 novembre 2021, invité à l’assemblée générale de la puissante ASD, il plaidait pour « un accès équitable aux financements » pour l’industrie de défense.

Une semaine plus tard, l’ASD lui adressait une lettre de remerciements enthousiaste, rendue publique grâce au droit à l’accès aux documents des administrations européennes. (...)

Éléments de langage repris dans les rapports officiels

Effets de ces relations épanouies avec certain·es fonctionnaires européen·nes ? Les éléments de langage des industriels ont en tout cas commencé à infiltrer les rapports produits par les institutions de l’UE sur l’Europe de la défense – priorité de la présidence française de l’UE qui court jusqu’à juin prochain. (...)

Du côté du Conseil, les chefs d’État et de gouvernement sont convenus, lors de la réunion de Versailles, de mobiliser « tous les instruments disponibles » en soutien à l’industrie, plaidant pour une augmentation des capacités de la Facilité européenne pour la paix (à ce stade, une enveloppe de 500 millions d’euros, que l’UE verse aux États qui en font la demande, pour rembourser une partie des livraisons d’armes qu’ils font à l’Ukraine).

Le document final sur la « boussole stratégique », sorte de « Livre blanc » qui fixera les grandes orientations de la sécurité et de la défense européennes jusqu’en 2030, sera quant à lui dévoilé lors d’un sommet les 24 et 25 mars. Si l’on en croit les dernières versions du texte en chantier, que Mediapart a pu consulter, l’expression d’« initiatives sur la finance durable » est reprise à l’identique.

En parallèle à la taxonomie de l’UE, une autre initiative fait l’objet d’un lobbying organisé à Bruxelles, celle de l’« écolabel » pour, là encore, étiqueter des produits financiers durables. (...)

L’affaire a fait l’objet d’une levée de boucliers de plusieurs responsables français·es. Dans un rapport sur la politique annuelle de défense, rédigé par Nathalie Loiseau et adopté en février, le Parlement européen « invite la Commission à veiller à ce que le label écologique européen [...] préserve la compétitivité de l’industrie européenne de défense ». Un appel « purement scandaleux », avait réagi à l’époque l’eurodéputé écologiste Mounir Satouri : « Cet instrument est dédié à la transition écologique et à la protection de la biodiversité. Il ne doit pas être détourné. » (...)