 
	Après les révoltes de 2005, la doctrine de la « prévention situationnelle » a laissé son empreinte sur la rénovation urbaine des quartiers populaires, imposant ou proscrivant des formes architecturales.
e soir de la mort de Nahel Merzouk, tué par un policier à bout portant le 27 juin 2023 à Nanterre (Hauts-de-Seine), des dizaines de quartiers populaires à travers la France s’embrasent. Plus diffus que les révoltes de 2005, les soulèvements de 2023 prennent fin au bout d’une semaine après une répression féroce.
« Si on regarde localement, chaque révolte a duré trois jours au maximum », relève le sociologue Renaud Epstein, spécialiste des politiques urbaines. La raison ? L’ampleur de la répression policière sans aucun doute, mais pas seulement. Vingt ans après les révoltes de 2005, la rénovation urbaine, imprégnée de la doctrine de la « prévention situationnelle », a aussi fait son œuvre. Les jeunes émeutiers se sont heurtés à des grilles, des digicodes, un urbanisme pensé pour permettre à la police de reconquérir beaucoup plus rapidement les quartiers. (...)
C’est alors que la doctrine de la prévention situationnelle se développe. Elle postule que l’insécurité est liée à certains aménagements urbains – grandes dalles, vastes halls, espaces peu lisibles – et que l’éventualité d’interventions policières doit être intégrée aux opérations de réhabilitation. Elle infuse dès lors au sein de l’Anru, l’Agence nationale de rénovation urbaine créée par Jean-Louis Borloo en 2003.
La rénovation des « banlieues » doit donc passer par l’élimination de formes urbaines jugées propices aux comportements délictuels. « Il faut répondre par l’urbain aux émeutes qui ont eu lieu en accédant aux demandes des forces de police, et en même temps trouver des réponses urbaines à l’insécurité », décrit la chercheuse Camille Gosselin.
Formes urbaines proscrites
Le véritable tournant intervient en 2007, et il est porté par Nicolas Sarkozy. Par décret, les études de sûreté et de sécurité publiques (ESSP) menées par la police sont créées pour poser un diagnostic sécuritaire sur la rénovation urbaine. Nicolas Sarkozy président va tenir la promesse de Nicolas Sarkozy ministre de l’intérieur et délègue alors aux services de police l’équivalent du pouvoir donné aux pompiers dans les projets d’aménagement urbain. (...)
Parallèlement, des équipes dédiées à la prévention situationnelle se mettent en place au ministère de l’intérieur, et sont de plus en plus sollicitées par les urbanistes et maîtres d’ouvrage.
Certaines formes urbaines sont proscrites : les dalles qui gênent l’accès de la police, les halls traversants qui permettent trop facilement d’échapper aux forces de l’ordre, les coursives qui favorisent des circulations hors de contrôle… L’enfouissement des poubelles, pour empêcher leur « mésusage » en barricade, devient la norme. (...)
Plus question de laisser des impasses, qui favorisent les guets-apens. Il y a une vigilance sur les toits-terrasses, avec le risque de jets de projectiles, sur les tunnels, très prisés de l’urbanisme des grands ensembles. L’accent est mis sur un éclairage public performant. « Il y a un consensus qui s’est installé pour dire que l’espace urbain n’est pas un élément causal des troubles à l’ordre public mais qu’il peut être un facteur facilitateur. L’urbanisme peut contrarier, réduire les risques liés à l’insécurité », assure l’urbaniste.
Au niveau des logements, c’est le principe de la « résidentialisation » qui s’impose partout. Tournant le dos aux grands ensembles, les petites unités de logement – fermées par des grilles et des digicodes – deviennent le nouveau standard. Il faut marquer une séparation claire entre espace privé et espace public, avec l’idée que les habitants auront plus à cœur de défendre leur « chez eux ». Des dispositifs sont imaginés pour empêcher les regroupements dans les parties communes des immeubles, avec, par exemple, le rétrécissement des halls.
Pour l’urbaniste Éric Amanou, cette sécurisation par l’urbain n’est pas seulement guidée par la volonté de répondre aux desiderata de la police mais correspond aussi à ce que souhaitent la plupart des habitants et habitantes de ces quartiers. (...)
« On s’est demandé quel type d’arbre il fallait planter pour qu’au printemps il n’oblitère pas la capacité de surveillance de la caméra de vidéoprotection qu’on avait installée. »
Après avoir un temps ferraillé contre ces intrusions policières sur leur terrain, une partie des urbanistes se sont résignés. « La vérité, c’est qu’on a perdu. La police n’a même plus besoin de prescrire ou proscrire certains aménagements de l’espace, tout le monde a intégré ces standards dans ces quartiers », nous confie l’un d’eux, préférant ne pas être cité.
« Il y a un risque à basculer vers un urbanisme uniquement sécuritaire », admet Éric Amanou, pointant une tendance à la « stérilisation des espaces communs ». « Après, effectivement, on peut tout retirer : les bancs parce que cela attire des attroupements non désirés, les espaces végétalisés parce que les dealers peuvent y cacher des choses, les arbres parce que cela peut gêner les caméras de surveillance, les ombrières parce que cela favorise des regroupements… », soupire-t-il.
Des projets architecturaux sacrifiés (...)
Le rôle des maires, plus ou moins en phase avec les dogmes de la « prévention situationnelle », est crucial. L’Anru ne dicte pas tout. « Il y a des élus qui sont dans l’euphémisation ou un évitement de la question, d’autres qui trouvent au contraire que c’est payant d’amplifier à dessein les problèmes », avance Éric Amanou.
Le clivage droite-gauche se rejoue souvent. Rares sont les maires écologistes à investir ces politiques, rapporte un urbaniste, alors que les maires de droite s’y lancent avec ardeur et force communication. Mais c’est parfois plus subtil. À Rennes (Ille-et-Vilaine), la maire socialiste Nathalie Appéré a imposé une rénovation urbaine des quartiers prioritaires de la ville sans grillages partout. À l’inverse, le maire PS de Montpellier, Michaël Delafosse, reconnaissait en janvier 2025, dans un entretien à l’Anru, intégrer les ESSP même lorsqu’elles ne sont pas obligatoires (...)
