
Le surgissement, en 1996, sur la scène médiatique et politique d’un mouvement de sans-papiers, bientôt désigné comme celui des « Saint-Bernard », surprend presque tout le monde, associations comprises. À force de solidarité et de cohésion entre ses membres autour d’un objectif unique – la régularisation, ce mouvement va s’étendre à l’ensemble du territoire avec des conséquences inattendues.
« Le 18 mars 1996, surgissent, comme d’un tunnel, éblouis par les projecteurs des caméras de télévision, trois cents Africains réclamant comme une évidence leur régularisation. L’occupation de l’église Saint-Ambroise, dans le onzième arrondissement de Paris, est une "surprise" », dira Madjiguène Cissé, protagoniste d’un mouvement qui deviendra connu comme celui des « Saint-Bernard » [1].
L’évêché parisien requiert la force publique, qui les met dehors le 22 mars. La soudaineté de cette évacuation des sans-papiers (peut-être un peu plus de trois cents, ouest-africains pour la presque totalité, tous sexes et âges confondus), première de plusieurs autres ensuite, a joué un rôle capital dans la propagation d’un mouvement dont les conséquences se révélèrent vite inattendues.
Contrairement à ce que prétendait l’évêché, prompt à dénoncer une « manipulation des associations », la surprise est grande parmi ces dernières. Hormis peut-être Droits devant !! qui a manifesté son appui sur l’heure, tout le monde dit avoir été désemparé par ce « coup », qui s’était préparé à l’abri des regards dans un foyer de Montreuil (Seine-Saint-Denis). Cependant, la solidarité se fera sentir très vite. De là, les sans-papiers commencèrent une longue errance dans la capitale, plus ou moins désirables selon les lieux, tour à tour bien accueillis, rejetés ou priés poliment de passer leur chemin, mais partout faisant preuve, pour mobiliser les appuis les plus variés, d’un talent qui force l’admiration [2].
Plein droit a établi une chronologie détaillée du mouvement des sans-papiers, pour une période d’une année [3]. Proposons ce choix, avec quelques commentaires destinés à rendre compte d’un mouvement qui n’était pas à l’abri des contradictions de la société (...)
Un grand pas en avant…
Ainsi, en 1996, les sans-papiers venus d’Afrique de l’Ouest, puis d’autres horizons, auront fait leur irruption sur la scène publique. La conseillère et fille du président Chirac n’avait-elle pas déclaré, au début de 1997, que l’affaire des Saint-Bernard était « l’un des événements majeurs » de l’année écoulée ? Dorénavant, en dépit des hauts et des bas à venir et d’une indifférence chronique de ce qu’on nomme l’« opinion publique », la question des conséquences humaines et sociales de la folie xénophobe des gouvernements successifs – toutes tendances confondues, embarqués dans une course délétère avec l’extrême droite sur le thème de la chasse aux étrangers – allait s’inscrire durablement dans le paysage de la lutte pour les droits humains. (...)
Les autorités, via certains médiateurs, comme Madjiguène Cissé le raconte dans son livre [8], ont oeuvré à essayer de corrompre le mouvement et surtout ses leaders, pariant (à l’aveugle ou savamment, qui sait ?) sur les clivages les plus divers. Globalement, ces affaires-là ont été très occultées par les associations (et évidemment par les sans-papiers – le livre cité faisant exception). Leur publicité était-elle jugée inopportune, comme s’il s’était agi de ne pas salir le mouvement ?
On peut penser aujourd’hui qu’il serait productif d’entendre mieux les acteurs de l’époque évoquer tout cela, afin de prendre la mesure des dissensions que les gouvernements successifs et leurs politiques xénophobes sont capables de créer ou d’alimenter, et d’en voir les conséquences pour les luttes à venir. La question de la position des femmes serait à envisager avec sérieux. (...)
C’est, pour l’État, le grand avantage du cas par cas que de solliciter activement la participation des sans-papiers à la gestion de leur propre infortune avec, qui plus est, le relais des organisations qui les aident. En dépit de l’avancée et du grand appui qu’il a apportés au mouvement naissant, le collège des médiateurs a introduit, à travers la notion de « critères » (même larges comme ils l’étaient), le ver dans le fruit. S’il y avait des « bons » pour la régularisation, c’est qu’il devait y avoir des « mauvais ». C’était là exposer le mouvement des sans-papiers à suivre une logique de « sauve-qui-peut et chacun pour soi » et à tourner à la foire d’empoigne – ce qui arrivera plusieurs fois, notamment en août 2002, lorsqu’une rumeur, peut-être venue du haut de l’État, fit croire aux sans-papiers qu’il suffirait de s’inscrire sur des « listes » pour bénéficier d’une régularisation – d’où une panique sans nom et même quelques échauffourées [10].
La doctrine du cas par cas, sous ses atours de rigueur et de justice, ne va pas de soi. Lors des balbutiements du droit d’asile au début de la guerre froide, la règle du prima facie s’appliquait en général : il suffisait de venir de « derrière le rideau de fer » pour être éligible au statut de réfugié. Plus de soixante ans après, retournement total : tout demandeur d’asile est suspecté d’abuser et, si l’on n’a pas réussi à stopper son voyage à la source, il lui faut des acrobaties pour faire valoir son droit, même s’il vient d’un pays en proie aux pires désordres. Paradoxalement, cette suspicion se mue en une incitation constante à la faute ou à la fraude et, encore une fois, aux disputes et aux rivalités. (...)
La voie est tracée : ceux qui prônaient la liberté de circulation en 1996-1997 se faisaient au mieux rire au nez, et au pire traiter d’ennemis de l’État de droit ou de complices des négriers. Maintenant, on les écoute et l’on discute leurs arguments, ce qui est source d’optimisme. Il nous appartient désormais de voir comment cette liberté (qui n’est pas celle des États et des employeurs à « faire circuler » [11], mais celle des personnes, adossée à leurs droits plus qu’à leurs intérêts) doit se combiner avec une lutte contre le racisme et pour le respect du droit des travailleurs et des citoyens nouveaux venus. Le chantier n’est pas mince mais il est plus que jamais à notre portée.