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Le Monde Diplomatique
Les dessous de l’industrie pharmaceutique
mercredi 21 octobre 2015
Les scandales rythment l’information sur l’industrie pharmaceutique et focalisent l’attention sur ses excès. Suivre le parcours d’un médicament sans histoire, de sa conception à sa prescription, montre pourtant que la frontière est mince entre les dysfonctionnements et les pratiques routinières.
J’ai compris que j’étais fliquée, qu’on savait exactement ce que je prescrivais, s’indigne une médecin installée à Paris. J’étais naïve, moi, je ne savais pas. [Un jour], une visiteuse médicale m’a dit : “Vous ne prescrivez pas beaucoup !” Je me suis demandé : “Comment peut-elle savoir cela ?” » Cette pratique de surveillance, qui choque de nombreux praticiens, est orchestrée par les services commerciaux des laboratoires. Pour augmenter ou maintenir leurs parts de marché, les grands groupes pharmaceutiques déploient des trésors d’ingéniosité. Ils n’hésitent pas, par exemple, à modifier les indications de leurs médicaments pour gagner de nouveaux clients.
Considérée par certains médecins comme « la Rolls Royce de l’antibio dans le cutané », la Pyostacine, fabriquée par Sanofi — l’un des tout premiers groupes pharmaceutiques mondiaux en chiffre d’affaires (33 milliards d’euros en 2013) — , a connu un tel destin. Longtemps dévolu à un usage dermatologique, l’antibiotique a opéré un « tournant respiratoire » : il est désormais massivement utilisé dans les cas d’infections broncho-pulmonaires et oto-rhino-laryngologiques. Cette dernière utilisation, critiquée par de nombreux médecins puis dénoncée par les pouvoirs publics, a pu conduire à une surconsommation d’antibiotiques, participant ainsi au problème plus vaste du renforcement des résistances bactériennes — un enjeu de santé publique majeur, responsable de sept cent mille décès par an dans le monde (lire l’encadré « L’autre cauchemar de Darwin »).
Pour comprendre la nature versatile de la marchandise médicale, nous avons suivi la vie de ce médicament ordinaire, depuis les laboratoires de recherche jusqu’aux visiteurs médicaux, en passant par l’usine de production du principe actif (1). A chaque étape, la marchandise change de nom (...)
le marché des infections respiratoires représente un volume de prescriptions beaucoup plus important que celui des infections dermatologiques. « Il se trouve que pour les germes qui infectent les bronches, les poumons, les sinus, ça marche super bien, rappelle un médecin de l’entreprise. Du coup, on l’a développée avec cette indication-là. » De la peau au poumon, la valeur d’échange a métamorphosé la valeur d’usage.
Les orfèvres de ce genre de tournant thérapeutique sont les chefs de produit, souvent appelés « chefs produit », des salariés spécialisés dans la promotion d’un seul médicament ou de quelques médicaments aux indications proches. Ici, on est « chef produit Pyostacine », « chef produit Tavanic », « chef produit antalgiques » et même « chef produit psychotiques ». (...)
« Ton job, c’est de suivre ta performance, c’est de suivre ton produit, c’est de voir où il va, selon ses concurrents, selon le marché, selon la pathologie, et de tout mettre en œuvre pour maximiser le chiffre d’affaires. » Ce poste, situé au cœur du service marketing, lui-même au centre du siège social, fonctionne comme une plaque tournante où les salariés arrivent des divers services et peuvent ensuite être réaffectés vers d’autres horizons, comme managers, responsables du service marketing, de la communication, des affaires publiques, des ventes.
Le rôle du chef de produit consiste à mettre en scène l’utilité d’un médicament en préparant le matériel des visiteurs médicaux, ces commerciaux qui se déplacent dans les cabinets pour convaincre les médecins de prescrire leurs produits. (...)
Tous les médecins n’intéressent pas les laboratoires au même titre. Ceux qui ont un important « potentiel de prescription » font l’objet d’une attention particulière. Pour les identifier, les laboratoires utilisent les services du Groupement pour l’élaboration et la réalisation de statistiques (GERS), qui dispose des chiffres de ventes aux grossistes et de ventes directes en pharmacie, ou du Centre de gestion, de documentation, d’informatique et de marketing (Cegedim), qui fournit les données issues des logiciels de prescription des médecins. A ces sources officielles s’ajoutent les réseaux de renseignement informels, comme les enquêtes des visiteurs médicaux auprès des pharmaciens ou des collègues. Pour les services marketing, toute information concernant les pratiques des médecins est bonne à prendre, car elle permet d’établir un « ciblage des clients » à potentiel. (...)
les commerciaux rédigent par exemple des brochures présentant divers « profils-types » de médecins : la « femme médecin syndicaliste », le « médecin économe », le « médecin de famille », le « médecin remplaçant », le « médecin copain », le « médecin scientifique », le « médecin stressé »… Ces brochures sont utilisées au cours de séminaires de formation pour aider les visiteurs médicaux à mettre en place des « parcours de fidélisation » visant à mieux connaître leurs cibles. On apprend, au cours de ces « ateliers produits », que le médecin de famille — 55 ans, grosse clientèle, président d’un programme de formation médicale continue — est plus « sensible à l’approche humaniste du patient » que le médecin scientifique « installé à la campagne », au « contact très froid », contrairement au médecin copain, « jovial mais un peu mou ». Une fois imprégnées de ce jeu des sept familles, les visiteuses médicales — car il s’agit le plus souvent de femmes — doivent aller sur le terrain pour améliorer l’« élasticité » des médecins. Plus un praticien est dit « élastique », plus il est réceptif au discours de l’industrie pharmaceutique.
Or les médecins deviennent de plus en plus critiques, au point de fermer leurs portes aux visiteurs médicaux, dont le nombre a chuté depuis dix ans. Cette résistance croissante pousse l’entreprise à trouver d’autres formes de lobbying, plus scientifiques et donc moins détectables, en s’adressant plus particulièrement aux meneurs d’opinion — dits « KOL », pour key opinion leaders — écoutés et respectés par les milliers de médecins prescripteurs. Ainsi, Sanofi cherche à influencer les doyens des universités, parfois perçus comme responsables de l’esprit critique des jeunes médecins. (...)
Toute cette machine à influencer ne fonctionne pas sans heurts ni opposition. Il y a, à tous les niveaux, des doutes, des dissonances, des contradictions. Certaines visiteuses médicales, particulièrement au courant des problèmes de résistance bactérienne, cherchent par exemple à parler aux médecins de l’ensemble des antibiotiques disponibles et pas seulement de ceux qui rapportent le plus d’argent. Elles s’efforcent de tisser des liens non commerciaux avec les praticiens, n’hésitent pas à partager leurs doutes et leurs critiques. Mais elles se retrouvent souvent confrontées à des mutations arbitraires, à des changements de zone, à des rappels à l’ordre de la direction, qui sont difficiles à contrer quand planent les menaces de licenciement. (...)
L’objectif est d’abord de rentabiliser les machines, qui fonctionnent en permanence. Pour justifier ces cadences infernales, la direction s’abrite derrière une forme de déterminisme technique : les rythmes biochimiques de fermentation et d’extraction des bactéries rendraient les 5 × 8 inévitables. « C’est évident que dans une usine comme ici, à partir du moment où vous avez des productions qui sont en continu et qui ne peuvent qu’être en continu, ce n’est pas possible de faire autrement », explique le médecin de l’usine. Cette explication scientifique décourage toute recherche d’aménagement collectif du travail. Elle participe d’un discours plus général, qu’on peut appeler « biotechnologique » : l’usine, tournée vers les produits d’avenir, ressemblerait de plus en plus à un laboratoire — voire, selon le directeur de la production, à « une PME qui sait tout faire », où la contestation ouvrière n’aurait plus de raison d’être.
Il y a donc un abîme entre les pratiques concrètes du groupe industriel et son discours — « L’essentiel c’est la santé », proclame son slogan inscrit à l’entrée de l’usine. (...)
En proposant à plusieurs ouvriers de devenir techniciens, en utilisant le discours des biotechnologies comme moyen de masquer la réalité de l’usine, l’entreprise a réussi à transformer la revendication collective unifiant au départ l’ensemble des forces syndicales en désirs individuels de promotion professionnelle. Cette récupération a reposé, notamment, sur la peur : pendant plusieurs années, de la fin des années 1990 à 2005, la direction du groupe a fait planer la menace d’une revente de l’usine. Ce scénario, qui n’a finalement jamais eu lieu, a surtout permis de faire accepter une restructuration et la suppression d’une quinzaine de postes en 5 × 8 sur soixante-dix-sept. De menacée, l’usine se voit promue au rang de « site pilote » du groupe Sanofi.
Un tel retournement de situation — qui n’a pas changé les conditions de travail ni les salaires — reflète la forte utilité industrielle des bactéries. Le « boom des biotech » marque même une orientation générale du capitalisme industriel de ce début du XXIe siècle, qui développe des biotechnologies dites vertes (agriculture), blanches (industrie), jaunes (traitement des pollutions), bleues (à partir des organismes marins) ou rouges (médecine). Pour toutes ces applications, des marchés se développent, et souvent les taux de profit y sont exceptionnels, ce qui explique pourquoi l’industrie pharmaceutique rachète ces dernières années des entreprises de biotechnologie. (...)
les laboratoires exercent un certain contrôle sur la recherche publique : ils financent les congrès médicaux et influencent, en contrepartie, leur organisation scientifique, matérielle et spatiale. (...)
Malgré l’apparente séparation des espaces, les liens entre l’univers commercial et le monde scientifique sont solides. Lors des congrès, le principal objectif des entreprises est de montrer la supériorité scientifique de leurs produits. Les symposiums portent donc les noms de leurs sponsors — « sympo Bayer », « sympo GSK », « sympo Sanofi »… où s’affrontent les KOL de chaque laboratoire. Pour s’assurer les services de médecins influents, les lobbyistes des grands groupes mènent un travail de longue haleine qui passe notamment par l’organisation de voyages à vocation pseudo-scientifique.(...)
Juge et partie, condamné au conflit d’intérêts, le groupe social des experts est ainsi prisonnier de sa propre compétence.
Une telle situation se répercute sur l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), dont tout le travail repose sur l’expertise. (...)
Aujourd’hui, les essais cliniques sur les antibiotiques se déroulent dans des conditions obscures, sur fond de diffusion sélective, voire de manipulation des données. Un essai, réalisé au début des années 2000, sur l’utilisation de la Pyostacine dans des cas de pneumonie illustre le problème (...)
En 2007, la consommation de Ketek a provoqué plusieurs décès de patients pour cause de troubles hépatiques et conduit l’un des responsables des essais cliniques à purger une peine de prison de deux ans aux Etats-Unis, au motif d’avoir « inventé » des patients pour gonfler artificiellement l’efficacité du médicament. Loin d’ignorer le problème, certains responsables scientifiques se souviennent, plusieurs années après le scandale, que pour ce médicament « il y avait des cadavres dans le placard ».
Cette expression, utilisée par l’une des directrices médicales du groupe, témoigne d’un certain cynisme — non généralisé — à l’intérieur de l’entreprise, dont les hauts cadres ont profondément intériorisé les codes. Pour eux, les intérêts du groupe passent avant ceux de la santé des patients dès qu’un conflit apparaît entre ces deux systèmes de valeurs. D’une manière générale, dans les bureaux du service médical comme dans ceux du marketing, il règne une forme d’amnésie sélective du médicament. L’histoire des effets secondaires imprévus, des essais cliniques biaisés et des scandales sanitaires n’est pas mémorisée, et l’échec clinique n’a pas le même statut que la réussite.
On touche ici à l’un des problèmes de fond de l’industrie pharmaceutique : le fait que les essais cliniques, c’est-à-dire la preuve de l’efficacité des médicaments, sont établis par ceux qui produisent ces mêmes médicaments. (...)
Le problème trouve sa source dans la nature du système économique, qui n’est pas plus moral pour le médicament que pour le pétrole ou les cosmétiques. Pas seulement parce que les mêmes actionnaires sont aux commandes — L’Oréal reste le principal actionnaire de Sanofi, depuis le départ récent de Total. Tant que les médicaments seront source de profit, le vieil antagonisme entre valeur d’usage et valeur d’échange demeurera. Et continuera à échapper au contrôle de la société dans son ensemble, ainsi qu’à celui des premiers concernés : les médecins et les malades.
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