Les réseaux sociaux ont dégradé le débat public en favorisant les contenus extrêmes et la polarisation. Elon Musk, depuis son rachat de Twitter rebaptisé X, n’a fait qu’exacerber la situation, posant un défi pour les démocraties. Entretien avec David Chavalarias, directeur de recherche au CNRS et auteur de « Toxic Data. Comment les réseaux manipulent nos opinions ».
EnEn mettant en scène son soutien au candidat républicain Donald Trump sur X, son propre réseau social, le milliardaire Elon Musk a rompu avec une certaine politique de neutralité observée jusqu’à présent par les dirigeant·es de la « Big Tech ». Par son instrumentalisation d’un des réseaux les plus influents dans le monde, le patron de Tesla et de SpaceX illustre de nouveau les dangers que représentent les plateformes numériques pour les démocraties. Dans un livre paru en 2022, Toxic Data. Comment les réseaux manipulent nos opinions (Flammarion), David Chavalarias, directeur de recherche au CNRS, abordait ces questions, relevait nos failles et proposait des solutions. Entretien. (...)
David Chavalarias : C’est l’aboutissement d’un processus qui a démarré dès le rachat de Twitter par Musk en octobre 2022 (...)
. Il a donc acheté cette plateforme à des fins politiques et non pour défendre la liberté d’expression comme il l’avait proclamé. À l’époque, mon sentiment était qu’il l’avait fait notamment pour peser dans l’élection américaine de 2024, ce qui se vérifie aujourd’hui.
Son soutien à Trump était donc prévisible et tout à fait logique. Cet échange entre les deux hommes est un prolongement de la volonté de Musk d’utiliser ce réseau social pour défendre ses intérêts à la fois économiques et idéologiques. Il faut aussi souligner que c’est la première fois qu’un dirigeant d’un grand réseau social l’instrumentalise et affiche à ce point ses idéaux politiques. Il le fait sans aucun scrupule, en envoyant paître les différentes autorités qui tentent de le ramener à la raison. (...)
il change aussi l’algorithme de X, notamment en modulant la visibilité de certains types de contenus, en réintégrant certains types de comptes et en en bannissant d’autres, pour que le réseau favorise les visions idéologiques d’extrême droite.
Est-ce la radicalisation d’un phénomène qui existait déjà ?
Oui. Nous avons beaucoup étudié l’impact des réseaux sociaux sur la circulation de l’information, et notamment celui de X. Plusieurs travaux, tant de collègues que de mon équipe, montrent que de nombreux réseaux sociaux favorisent les contenus extrêmes et la polarisation (...)
Nous avons démontré que dès qu’un réseau social utilise ce type de métrique, destinée à maximiser les revenus, il y a un effet secondaire que l’on appelle le « biais de négativité algorithmique ». Ce biais a pour effets d’augmenter la proportion de contenus toxiques dans le fil d’actualité des utilisateurs, c’est-à-dire ceux qui comportent des insultes, des attaques personnelles, ou qui suscitent des polémiques.
Ce phénomène est a priori commun à de nombreux réseaux sociaux mais nous en avons mesuré l’amplification sur X par les réglages décidés par Elon Musk après son rachat de Twitter. (...)
Par ailleurs, il est important de noter que Musk lui-même, avec ses presque 200 millions de followers, soit près d’un tiers des utilisateurs de Twitter, dispose d’un pouvoir d’influence gigantesque. (...)
Musk s’est acheté une arène d’influence et s’est placé au centre, c’est un faiseur de rois. (...)
Sommes-nous désormais face à un choix entre les plateformes et la démocratie ?
C’est la thèse de mon livre Toxic Data. J’y montrais que la mécanique algorithmique et les failles de ces réseaux sociaux constituent des dangers pour la démocratie. Aujourd’hui, la menace est montée d’un cran avec une personnalité qui a acquis un réseau social, influent aux États-Unis mais aussi en Europe, et l’instrumentalise sans aucune limite morale ou éthique pour promouvoir des idées d’extrême droite au niveau international.
Les récentes émeutes de Southport au Royaume-Uni, qui se sont largement organisées à partir de X, en offrent une parfaite illustration. Elon Musk a contribué à les amplifier en annonçant « La guerre civile est inévitable » en commentaire d’un tweet clamant que les émeutes étaient dues à l’immigration massive. Ce message a été vu plus de 9 millions de fois, avec un écho médiatique considérable. (...)
Quelles peuvent être les réponses ?
En France, le nombre d’utilisateurs actifs mensuels de X est estimé à 12 millions, alors qu’en comparaison, le 20 heures de TF1 est vu par environ 5 millions de personnes. Nous avons donc un problème systémique relatif à la circulation de l’information au sein d’une proportion significative de la population française. Pour y faire face, les réponses doivent être systémiques et il convient d’agir à plusieurs niveaux : individuel, collectif et institutionnel. (...)
Il est crucial de soutenir l’éducation à la nature et aux usages des réseaux sociaux, ainsi qu’aux mécanismes de la désinformation. (...)
Au niveau collectif, se pose la question du statut des grandes plateformes de réseaux sociaux qui sont devenues de fait des places publiques de discussion, alors que ce sont des espaces gérés par des entreprises privées. (...)
Pour l’instant, il n’y a guère que des réseaux encore confidentiels comme Mastodon qui donnent toute liberté aux utilisateurs sur leurs données et leur capital social tout en ne biaisant pas leur perception de leur environnement social. En parallèle, il faut évidemment développer la régulation en imposant des contraintes aux grandes plateformes commerciales, ce que l’Europe a commencé à faire avec la directive sur les services numériques (DSA).
Que peut-on faire d’un point de vue institutionnel ? J’aborde cette question dans mon livre Toxic Data, car elle me paraît centrale.
Les dysfonctionnements des espaces numériques amplifient des failles notoires de certaines institutions, par exemple celles de nos modes de scrutin. C’était flagrant aux dernières législatives, mais déjà très visible lors de la dernière présidentielle, où l’on a plus souvent voté « contre » que voté « pour ». (...)
Tant que les processus électoraux ne pourront pas prendre en compte les nuances d’appréciation de tous les électeurs sur tous les candidats, et en particulier le rejet, ils seront vulnérables aux manipulations sur les réseaux sociaux. Dans le climat informationnel actuel, la démocratie est malade de son mode de scrutin.
Mais il n’y a pas de fatalité, et des solutions existent. Par exemple le jugement majoritaire, inventé il y a une quinzaine d’années par des chercheurs du CNRS [L’électeur vote en évaluant tous les candidats, à partir d’une échelle de valeur. Le candidat le mieux évalué par une majorité remporte l’élection – ndlr], respecte la contrainte du rejet majoritaire et il est démontré qu’il est le mode de scrutin le moins sensible à une manipulation par radicalisation des débats.
Que ce soit au niveau individuel, collectif et institutionnel, beaucoup de choses peuvent être mises en place en quelques mois et sont peu coûteuses. Ce qui manque est à la fois une prise de conscience collective et une volonté politique. (...)
on fait rarement le lien entre la désinformation et les modes de décision collective comme le vote, alors que c’est fondamental. (...)