
Depuis l’annonce du 49-3, des manifestants se retrouvent pour des mobilisations « sauvages » qui désorientent et épuisent les forces de l’ordre. Mediapart a passé une soirée avec plusieurs jeunes, qui racontent cette nouvelle forme d’engagement contre la réforme des retraites.
Ce format de manifestation, dit « sauvage », a fait irruption dans le mouvement social contre la réforme des retraites après l’utilisation du 49-3 à l’Assemblée nationale, jeudi 16 mars, et le grand rassemblement qui a suivi place de la Concorde. Depuis, les images de ces cortèges déstructurés parcourant les rues de la capitale, associées à celles d’incendies de poubelles et de forces de l’ordre dépassées, tournent tous les soirs en boucle sur les chaînes d’information en continu. (...)
Quels sont les profils de ces manifestant·es, souvent très jeunes ? Comment s’organisent ces actions d’un genre nouveau et comment se lient-elles au reste du mouvement social ? Réponses avec des paroles recueillies toute la soirée de mardi. (...)
Lucie, 20 ans, étudiante en sociologie dans une université parisienne, est encore sur place avec quelques ami·es :
« Le 49-3, la semaine dernière, on en a pleuré, vraiment. C’est la confirmation que l’on ne nous écoute jamais. Je n’avais pas d’illusions, mais c’est une confirmation. Les retraites ce n’est qu’une chose supplémentaire, les colères se sont cristallisées au fil des ans pour nous, les jeunes. Macron, il incarne une idéologie purement néolibérale, mais aussi la Ve République dans toute sa brutalité. Nous on se bat contre les inégalités sociales, pour le climat et contre la Ve République. Or Macron, à lui seul, il incarne tout ça.
« Cela fait quelques années que ça dure, mais là ça déborde. La crise climatique, c’est très grave. On le mesure dans notre génération. Toujours plus de croissance, la valeur qu’ils veulent donner au travail, on n’y croit pas. Nos grands-parents ont vécu les Trente Glorieuses, nos parents aussi ont été élevés dans cette logique. Mais produire, produire et encore produire, pour moi ça n’a pas de sens. On sait qu’on va directement dans le mur. (...)
« À Concorde, jeudi, on a eu peur face à la répression policière. Mais, avec le 49-3, on brave notre peur. La preuve, c’est qu’on est encore là ce soir. Les sauvages, c’est une forme géniale du mouvement, je trouve que ça marche bien. Je ne sais pas si ça a déjà existé ou si ça existe ailleurs.
« L’idée c’est qu’on est partout en même temps. Je suis sur un groupe [de messagerie] qui annonce les rendez-vous. Tout le monde communique tout le temps, en temps réel, c’est un petit groupe qui se tisse, et on se déplace pour rejoindre rapidement les autres.
« Ce soir, s’il y a de la violence, on va juste courir vite. On n’est pas expérimentés, on commence juste. Pour mettre le “zbeul” [désordre], on crie des slogans, et on renverse les poubelles. C’est très important, les poubelles [dont le ramassage est perturbé par la grève], c’est devenu une arme : ça gêne, et le monde entier en parle. (...)
Sur les plateaux télé, ils parlent tout le temps de nous, mais ils ne connaissent rien des difficultés que l’on rencontre, des gens de la classe ouvrière, de la jeunesse, des chômeurs. (...)
Au milieu de la place, deux influenceuses lancent un slogan inédit.
« Les femmes contre la réforme ! Les formes contre la réforme ! » Ces manifestantes présentent un profil atypique en manifestation : elles sont influenceuses beauté. La première cumule plus de 550 000 abonné·es sur Instagram, et son acolyte plus de 200 000. Elles sont tout autant suivies sur Snapchat ou TikTok où elles postent principalement des vidéos et des photos d’elles. Depuis la place de la République, elles multiplient selfies et lives sur les réseaux sociaux, un grand drapeau français dans la main. (...)
« Peut-être que les influenceuses ne se sentent pas concernées, mais moi je suis aussi là pour les femmes de ménage, les éboueurs, les ouvriers d’usine qui ne pourront pas travailler jusqu’à 64 ans », explique Tootatis, 19 ans. « Ma mère est caissière, elle a 46 ans mais elle ne pourra pas travailler comme ça longtemps », poursuit Polska, 23 ans. (...)
À 20 heures, un jeune coursier raconte la vie avec un tout petit salaire. (...)
« Nous, les mecs de cité, on ne vient pas, parce que c’est nous qui allons nous faire taper par la police en premier. Et pourtant, nous aussi on galère, on a nos loyers qui augmentent, nos salaires qui bougent pas, on ne peut plus faire le plein d’essence parce que c’est trop cher. Et nous non plus on ne veut pas travailler jusqu’à 64 ans.
« Tu vois ce qui se passe, là ? C’est trop gentil. Les syndicats qui envoient de la musique, les gens qui discutent, qui dansent, ça fait peur à qui ? à personne ! Macron, il faut lui montrer notre mécontentement, là. C’est fini de danser !
« Les réformes qu’ils nous imposent, c’est violent. Mon père, par exemple, il est agent de nettoyage chez Bouygues. Il a 58 ans et il se baisse, il porte des choses, il passe sa journée debout. Il a mal partout et quand je le vois, j’ai mal au cœur. Comment veux-tu qu’il travaille comme ça jusqu’à 64 ans ? (...)
« Ici, on parle de la retraite mais on parle aussi d’autres choses, de nos conditions de vie, de nos salaires. À partir du 20 du mois, il ne reste que 100 euros sur mon compte ».
Waren, dispatcheur de 27 ans (...)
Fin de soirée. Policiers à moto à Châtelet, manifestation sauvage à Bastille. (...)
Les CRS, le pas fatigués par les heures de chassés-croisés, ont suivi une bande de manifestants. Une autre en a profité pour s’engager sur un autre faubourg. En quelques instants, le cortège réunit quelques centaines de personnes, parfois très jeunes.
Pas un policier à l’horizon. Des vélos et trottinettes sont placés au milieu de la route, des poubelles brûlées, mais aucune dégradation majeure n’a lieu. La stratégie n’a rien à voir avec celle d’un « black bloc », ce type de groupes de militants, tout de noir vêtus, formant un cortège en manifestation pour attaquer des symboles du capitalisme et affronter les forces de l’ordre.
C’est même tout l’inverse : dès que les forces de l’ordre approchent, tout le monde s’écarte tranquillement, comme de simples badauds. Dépassés, les Brav-M et les CRS arrivent à contre-temps. La foule trouve, elle, bien souvent le moyen de se retrouver quelques rues plus loin. Et ainsi de suite, pendant une partie de la nuit.