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Une heure de peine
Le "salaire parental" : mauvaise question, mauvaise réponse
Denis Colombi, agrégé de sciences sociales, professeur de sciences économiques et sociales, doctorant en sociologie
Article mis en ligne le 20 avril 2015
dernière modification le 8 avril 2015

Il est rare que les médias prennent vraiment la peine de regarder le programme du Front National - qui sait ? cela pourrait les conduire à donner une information plus intéressante que la répétition en boucle des "succès" de ce parti. Il faut donc qu’un eurodéputé oublie de prendre des pincettes au moment de proposer le renvoi des femmes aux fourneaux pour qu’un grand quotidien finisse, non sans ronds de jambes, d’y jeter un oeil. Et chacun de (re)découvrir une proposition pourtant ancienne : la création d’un "salaire parental". C’était déjà dans le programme de l’extrême droite à l’époque où, tout lycéen et tout boutonneux, je criais avec d’autres "La jeunesse emmerde le Front National". Les temps changent. Pas moi. A part pour les boutons.

Le FN tire une partie de sa force du fait que ses propositions semblent, a priori, de bon sens et que l’effort d’en faire une critique sérieuse n’est que trop rarement consenti. Or cette proposition d’un "salaire parental" est idéale pour défaire certaines images que l’extrême droite veut se donner, à condition d’y opposer quelques connaissances sociologiques.

Prenons d’abord le temps de regarder cette proposition sous l’angle du "bon sens" dont elle veut se prévaloir : le travail domestique et particulièrement le soin apporté aux enfants est un vrai travail - on dirait même en sociologie un travail de care. Il demande des efforts. Il produit même de la valeur ajoutée, que l’on essaye même parfois de mesurer. Pourquoi ne pas accorder donc un salaire à ceux et celles qui acceptent de faire ce travail ? Surtout s’il s’agit de personnes qui n’obtiendraient pas, par ailleurs, de meilleures rémunérations sur le marché du travail. N’y aurait-il pas des gens qui seraient plus heureux de se consacrer entièrement à ce travail et qui ne le font pas par manque d’argent ?

Premier problème : ces personnes seraient sans aucun doute en majorité des femmes. Ici, l’absence de précautions oratoires d’un député européen aux références d’une rigueur quelque peu douteuse ("je voudrais rappeler que les femmes viennent de Vénus et que les hommes viennent de Mars" : la psychologie de supermarché comme guide politique, c’est aussi ça, le FN) rend les choses on ne peut plus claires. S’il parle "d’égalité à la liberté", c’est la "liberté des femmes de ne pas travailler", celles des hommes étant, visiblement, de moindre importance - et on pourrait parler de la liberté de ne pas travailler pour ceux qui n’ont pas d’enfants d’ailleurs. On le comprends sans mal : dans une situation où la majorité du travail domestique revient encore et toujours aux femmes, où les femmes obtiennent des salaires plus faibles, sont plus souvent à temps partiel contraint, ont des carrières plus compliquées que celles des hommes, une telle disposition conduirait à un accroissement de la sortie du marché du travail de ces dernières, même si elle s’adressait formellement à tous. Il y a déjà peu d’hommes qui prennent un congé parental...

Mais poursuivons un peu le raisonnement. Il existe incontestablement des femmes (et des hommes, mais comme on vient de le voir, cela intéresse peu le FN) qui occupent des emplois difficiles, pénibles, usants, peu ou pas épanouissant. Ces femmes ne serait-elles pas mieux avec un salaire à la maison pour s’occuper des enfants ? C’est l’argument que mobilise l’eurodéputé en question : (...)

Ces problèmes de travail, c’est précisément ce à quoi le FN ne répond pas. Pire : c’est ce dont il ne parle pas. A ces femmes (et, pourrait-on ajouter, à bien des hommes qui font face à des conditions de travail difficiles voire intenables), ce parti n’a d’autres réponses que de les inviter à quitter l’emploi... et donc à abandonner sociabilité, soutien et identité pour disparaître dans la servitude familiale.

Le FN n’est pas du côté des femmes - quelle surprise... Mais ce que l’on peut voir ici, c’est que, contrairement à ce qu’il veut croire, il n’est pas non plus du côté des travailleurs. Il n’a rien à dire sur l’amélioration des conditions de travail, il n’a rien à promettre aux travailleurs, aux précaires et aux classes populaires comme amélioration de leur sort si ce n’est de leur dire "arrêtez de travailler !". Et de promettre aux PME plus de flexibilité, afin d’importer les problèmes d’emplois des caissières de la grande distribution à l’ensemble des salariés... Contrairement au lieu commun politique que l’on a laissé s’imposer, le FN ne pose pas les bonnes questions : il ne pose pas la question des conditions de travail, ni même celle de la protection de l’emploi. Il pose celle de la "liberté à ne pas travailler", qui n’est manifestement pas la "bonne question". Et il y amène de surcroit une mauvaise réponse. (...)

On pourrait mener des raisonnements similaires sur bien d’autres mesures proposées par le parti d’extrême droite. Je voudrais souligner pour l’instant comment l’analyse sociologique, tant dans sa dimension empirique - l’enquête - que dans sa dimension théorique - la distinction travail/emploi -, permet d’approfondir la critique d’une mesure qui se donne l’apparence du bon sens et de la liberté pour mieux cacher un silence assourdissant. Dans la lutte contre le FN, la sociologie est une arme qui peut s’avérer utile. Elle n’est, bien sûr, pas la seule. Et Dominique Méda a raison de souligner que si le FN parvient à se faire passer pour le défenseur des travailleurs - ce qu’il n’est pas absolument pas, comme on vient de le voir - c’est parce que les autres acteurs politiques ont également déserté cette question. Là aussi, les analyses sociologiques sur la place du travail dans l’expérience contemporaine ne seraient pas inutiles. Reste à savoir qui aura le courage de s’en saisir.