Effet sans cause, irréelle réalité, la race est le produit prématuré d’un insatiable besoin de classement. « La race a la simplicité des grandes folies, de celles qu’il est simple de partager car elles sont le bruit de nos rouages quand plus rien ne les dirige. », écrit Alexis Jenni dans L’art français de la guerre (2011).
Penser la race, c’est toujours opérer la pensée raciale, en dénuder le mécanisme primaire. La comprendre, c’est déjà reconnaître qu’elle opère [lire la contre-généalogie de Mathieu Renault, p. 24]. Qui entend, au nom de « l’universel », rejeter toute racialisation du politique doit donc commencer par prendre en charge, ne serait-ce qu’un temps, la violence fondée sur les différences raciales. Emprunter la voie de la déracialisation, est-ce déterminer à l’avance où ce chemin conduit, donner un motif positif à l’universel qu’il vise (par exemple l’idéal démocratique, ou la négritude) ? Ou supprimer, le plus tôt possible, en cours de route, les rapports de domination qui empêchent son avènement ? (...)
La race tue des hommes et des femmes, mais pas seulement. Elle tue la forme politique inventée pour la contrer : l’idéal démocratique forgé laborieusement et qui émerge par rares intermittences. (...)
il est illusoire de faire des droits de l’homme un rempart, ils ne sont qu’un idéal régulateur, mais c’est aussi pourquoi il n’est pas si simple de retourner le stigmate raciste. Car que retourne-t-on en retournant le stigmate et en reconnaissant de fait la race fantasmatiquement projetée sur soi ? À quoi retourne-t-on ? À une lutte des races ? Les fronts de lutte ainsi produits ne sont-ils pas aussi confus que la confusion initiale dont ils procèdent ? Certes on peut affirmer sa sale race comme belle race (« black is beautiful ») ou comme race qui ne se laissera plus faire (« je suis juif et je vous emmerde ») ou comme race devenue groupement d’affirmation politique ayant la volonté d’en finir avec l’évidence du monochrome au pouvoir : il s’agira alors de réinventer le vocable « blanc » comme disqualification — en stigmate du dominant ? — et le vocable « indigène » comme qualification [lire l’entretien avec Houria Bouteldja], au risque de fabriquer un front où à nouveau comme hier sont confondues des qualifications religieuses (« musulman »), sociales (« la banlieue reléguée ») et politiques, avec d’un côté un groupe qui demanderait la réalisation de l’égalité (les « indigènes »), de l’autre un groupe qui empêcherait cette réalisation (les « blancs »). Qu’est-ce qui résiste encore dans les plis de ce discours ? Qui résiste en tout cas suffisamment pour qu’une gare ou une banlieue « flambe, et que des centaines de personnes qui n’avaient rien en commun s’organisent par couleurs. Noirs, bruns, blancs, bleus. » [Alexis Jenni, op. cit.] ? (...)
En racisant le blanc d’aujourd’hui parce qu’il vous a racisé et continue à le faire, on fige dans le corps et la peau des identités héritées, fascisées, simplifiées à outrance. Jusque dans les cours de récré. (...)
Rom Lui n’a pas de vis-à-vis. Désarmé dans la France du XXIe siècle, sans porte-parole, c’est à la société qu’il fait face. Un opposant pourtant lui est assigné : le riverain, figure du « voisin exaspéré », dont l’existence est supposée justifier le traitement dont il fait l’objet. Décrit comme attirant les rats et les maladies, il est pourchassé par les pouvoirs publics de friches en terrains vagues. L’État délègue aux maires la mission de lui rendre la vie impossible. Sa « vocation » étant de retourner « d’où il vient », il est exclu de l’espace commun. Une fois posé, cet interdit d’habiter l’empêche d’engager le combat.
final
Alors, comment dénouer ce sac de noeuds sans les exposer un à un ? Nous voudrions pouvoir résoudre la situation à la manière du nœud gordien, car c’en est un. Le brutaliser. Sortir par le haut de l’histoire et des plis de son discours. Passer à autre chose sans déni et sans reconduite infinie de ses misères, car il faut rompre et non prétendre réparer l’irréparable. Parce qu’il affirme à la fois cette « sale histoire » et son désir de saut subjectif, Frantz Fanon se porte au secours de ce désir. (...)
« Il n’y a pas de monde blanc, il n’y a pas d’éthique blanche, pas davantage d’intelligence blanche. Il y a de part et d’autre du monde des hommes qui cherchent. » (Peau noire masque blanc, conclusion, 1952) (...)
Dans Pour la Révolution africaine, Fanon insiste : « Si tu ne réclames pas l’homme qui est en face de toi, comment veux-tu que je suppose que tu réclames l’homme qui est en toi ? Si tu ne veux pas l’homme qui est en face de toi, comment croirais-je à l’homme qui est peut-être en toi ? » Exiger l’homme en permanence en se plongeant les yeux grand ouverts dans ce qu’il y a de plus inhumain en lui : cette idée synthétise finalement assez bien l’idéologie de libération proposée par Fanon.
« La race n’existe pas mais elle tue quand même des personnes. » C’est par ces mots que Colette Guillaumin formulait le problème redoutable que pose le concept de race à celles et ceux qui entendent comprendre le racisme et le combattre. C’était en 1972, dans l’Idéologie raciste. (...)
la race opère, elle agit, elle structure les discours et les attitudes racistes. Dans la mesure où elle est un des vecteurs idéologiques de la hiérarchie entre des groupes qu’elle a produits, elle est effective. La race — qu’on lui donne un sens biologique ou culturel — n’a pas de fondement ontologique ou anthropologique, mais les races sociales existent. Risque-t-on à mobiliser le concept de race d’étendre le racisme et ses usages ? Risque-t-on autrement dit de donner une définition raciste du racisme ? (...)
L’utopie, rationnelle et désirable, du commun ne doit pas priver les opprimés de lutter contre les oppresseurs, mais ne peut pas leur être non plus confisquée. Le chemin vers la non-racialisation passe peut-être par la race, mais il ne s’y arrête pas. Car il est une subjectivité plus libre que la seule identité, non pas déshistoricisée mais ne se laissant pas enfermer par l’histoire. (...)