
Alors que des révoltes éclatent aux quatre coins du monde, gouverner aujourd’hui s’apparente de plus en plus à mener une guerre ouverte ou larvée contre les soulèvements des peuples et des êtres vivants, pour maintenir coûte que coûte un ordre de plus en plus discrédité. L’anthropologue Alain Bertho revient ici pour Terrestres sur cette « crise de la gouvernementalité » et sur la longue séquence de révoltes apparentées qui en sont à l’origine.
(...) Alors que des révoltes éclatent aux quatre coins du monde, gouverner aujourd’hui s’apparente de plus en plus à mener une guerre ouverte ou larvée contre les soulèvements des peuples et des êtres vivants, pour maintenir coûte que coûte un ordre de plus en plus discrédité. L’anthropologue Alain Bertho revient ici pour Terrestres sur cette « crise de la gouvernementalité » et sur la longue séquence de révoltes apparentées qui en sont à l’origine. (...)
Nous sommes bien aujourd’hui face à deux dangers mortels : la transformation de la terre en fournaise et la violence d’Etats défaillants et incapables d’y faire face.
Voilà qui nous révèle sans fards où nous en sommes vraiment. Le réchauffement climatique n’est pas une menace à venir. Il a déjà commencé. On en ressent les effets sur tous les continents où les peuples doivent faire face à des phénomènes extrêmes (...)
Aujourd’hui, et depuis plusieurs décennies, injustice sociale et incurie climatique et environnementale sont les deux faces d’une même logique d’exploitation dévastatrice de la planète et de tout ce qui y vit. La course à l’abîme est tout à la fois climatique, environnementale, économique, sociale et politique parce qu’elle est le produit d’un dispositif global, celui de la « gouvernance par les nombres » d’une immense machine algorithmique et financière. (...)
Le capital financier, ce que nous appelons « néolibéralisme », dévaste le travail et ravage le vivant humain avec autant d’application qu’il dévaste la planète et ravage le vivant dans son ensemble.
Et tandis que la mort progresse, l’interconnexion de nos rêves et de nos illusions nous capte dans un autre monde. L’Utopie Internet s’est transformée en cauchemar à mi-chemin entre l’anticipation de Matrix et les visions de Damasio. Car s’il n’y a plus besoin de patron pour exploiter les gens, il n’y a parfois plus besoin de traders pour spéculer à la vitesse de la lumière, ni de police pour surveiller l’ensemble de nos faits et gestes. À chaque minute qui passe, nous livrons nous mêmes au Léviathan numérique toutes les informations nécessaires à notre transformation en marchandise et à notre surveillance intime.
La logique de la financiarisation s’impose à tous car elle est algorithmique. (...)
Les gouvernements rendent compte de leur action à ces marchés avant de rendre compte de leur action auprès de leur peuple. Au fur et à mesure que se réduisent leurs marges de manœuvre, que leur corruption devient plus visible, ils désespèrent les peuples des chemins modernes de l’action collective, à commencer par la politique qui n’apparaît plus comme un moyen de se faire entendre. Cette désespérance est mère de l’émeute. Le mot politique lui-même est démonétisé. Comme nous avait déclaré un émeutier de 2005 lors d’une enquête : « ce n’était pas politique, nous voulions juste dire quelque chose à l’État. »
L’émeute est un des moments où le vivant se rematérialise et exige son droit. Les soulèvements que le monde vit ou regarde avec sidération en cette année 2019, comme les soulèvements précédents, sont d’abord des soulèvements des corps, ceux des places occupées, ceux des affrontements avec les forces de l’ordre. Faute d’arguments et de légitimité, la réponse des gouvernements est toujours la même : une répression de plus en plus féroce. Si, comme l’analysait Foucault, « la politique, c’est la guerre continuée par d’autres moyens » (...)
La violence de la réaction des gouvernements face aux soulèvements de 2019 est à la mesure de la peur panique qu’ils leur ont inspirée. (...)
la peur ne se manifeste pas seulement par la violence de la répression. Elle se mesure aux concessions rapides faites par des gouvernements qui ne nous avaient pas habitués à une telle capacité « d’écoute » ces dernières décennies. En Équateur, la hausse des prix du carburant est annulée le 15 octobre alors qu’elle s’intégrait à un plan d’ajustement demandé par le FMI moyennant une aide de 4.2 milliards de dollars. Il en est de même de la hausse du prix du métro au Chili, « suspendue » le 19 octobre. En Irak, le pouvoir propose élections et transformations institutionnelles. Au Liban, le premier ministre démissionne le 30 octobre. En France, les mesures annoncées par le président en réponse aux Gilets Jaunes dès le mois de décembre 2018 se chiffrent à 17 milliards d’euros, assez pour contribuer à donner un coup de fouet à l’économie du pays dans les semaines suivantes. Au Soudan, la mobilisation civile qui a eu raison du dictateur Omar el-Bechir le 11 avril 2019 obtient le 4 août un compromis avec l’armée sur la transition politique.
À l’instar du soulèvement des Gilets Jaunes, ce surgissement désoriente observateurs et analystes qui tentent de convoquer les vieux schémas d’interprétation : révolte mondialisée ? Prémisses d’une révolution internationale ? Le journaliste François Lenglet parle même de « giletjaunisation » du Monde… (...)
Au total, ces mobilisations d’une ampleur et d’une longueur variable, mais toutes aussi déterminées et prêtes à l’affrontement physique avec le pouvoir, touchent 20 pays sur quatre continents. C’est plus, en extension géographique et en durée, que les mobilisations de 2011 nommées alors « printemps arabe ». En janvier et février 2011, les soulèvements tunisien et égyptien avaient chacun duré à peine un mois. (...)
Comme en 2011, ce sont des soulèvements qui, sauf exception (Éthiopie peut-être), se font sans crier gare, c’est-à-dire sans préparation, sans organisation, sans leader. Ce sont des soulèvements massifs et largement populaires, qui imposent leur présence physique par des cortèges ou, comme en 2011, par des occupations de places (place Tahrir à Bagdad, sit-in géant au Soudan). Leurs répertoires semblent en écho les uns des autres. Ce sont des soulèvements d’engagement corporel, résilients face à la violence d’État, marquant par la mise en danger de soi la gravité et l’urgence de leurs exigences.
Leur déclencheur est toujours très concret et lié à une décision ou à des pratiques gouvernementales ressenties comme une mise en danger de la survie matérielle des personnes et des familles ou une remise en cause des libertés (...)
Ces soulèvements ne sont portés par aucune idéologie préexistante, aucun projet politique connu ou reconnu qui les réunirait, aucune stratégie de type révolutionnaire. Mais ils se prolongent souvent au-delà de leur première victoire et tentent de s’organiser dans la durée.
Ni simples révoltes sans lendemain, ni révolutions à l’ancienne, ces mouvements portent une forte exigence vis-à-vis des pouvoirs : exigence de démocratie, exigence de justice et d’égalité, exigence de moralité publique. Au fond une exigence d’humanité solidaire.
Cette année 2019 n’est pas un coup de tonnerre dans un ciel serein. (...)
Il semble clair aujourd’hui que cette séquence est liée à la mondialisation numérique et financière et à ses trois logiques socio-politiques dominantes : l’accentuation considérable des inégalités, la financiarisation des dispositifs de gouvernance qui alimente la corruption des élites et la mise en crise des systèmes politiques, notamment de représentation. Ce dernier point est essentiel. Faute de système de médiation, toutes les souffrances, tensions sociales et conflits deviennent potentiellement explosifs. C’est pourquoi les situations d’émeutes et d’affrontements sont si diverses dans le monde alors que leurs modalités pratiques et leurs répertoires se ressemblent tant. L’accentuation des inégalités et la visibilité croissante de la corruption complètent le tableau et sapent de façon irrémédiable la légitimité d’États qui n’ont plus que la violence pour tenter de se faire respecter. (...)
Si ces révoltes se rejoignent sur la dénonciation d’un système qui broie le vivant au nom du profit avec la complicité zélée des États, aucune ne met en avant une alternative possible et aucune ne part d’une dénonciation globale. Au contraire le mécanisme est partout le même : une décision de trop fait déborder le vase, l’exigence de changement est immédiate et adresse à l’État une injonction de moralité et d’esprit public. La révolte morale contre tous les pouvoirs considérés comme unanimement corrompus et corrupteurs ne s’accompagne pas d’une volonté anarchisante de destruction des institutions mais au contraire d’une demande d’État. La corruption et l’incompétence sont la cible mondiale des colères et sont le support d’une idée globale : il est temps que les peuples gouvernent vraiment.
Cette crise de la gouvernementalité s’exprime notamment dans la violence croissante générée par le dispositif démocratique le plus à même, depuis deux siècles, de générer paix civile et consentement politique : les élections. (...)
La montée des émeutes et affrontements civils liés aux élections parle d’elle-même (...)
Tout le dispositif de représentation est délégitimé et vécu comme source de corruption. (...)
La corruption n’a pas de couleur politique et alimente une désespérance générale. La lutte sans merci et spontanée des gilets jaunes français contre toute forme de représentation au sein même de leur mouvement témoigne de l’ancrage populaire profond de cette conviction. La corruption a eu raison de la gauche et de tout espoir progressiste au Brésil, comme elle a mis en pièce l’Etat Vénézuélien. Ce qui se passe aujourd’hui en Bolivie est exemplaire de ses effets destructeurs. Faute d’avoir su conserver son intégrité et sa légitimité, malgré un bilan social remarquable, le président Evo Morales a été confronté à un soulèvement anti-fraude massif et violent. Mais sa chute laisse ses partisans de la région de Cochabamba, indigènes et cocaleros, bien seuls devant la répression sanglante du nouveau pouvoir. (...)
La crise profonde de la gouvernabilité se combine avec la perte de toute vision d’un avenir commun. La menace d’une guerre de tous contre tous se manifeste déjà, que ce soit dans la façon de laisser se noyer les migrants en méditerranée, de se faire la guerre entre sédentaires et nomades au sud du lac Tchad ou de parquer les Rohingyas au Bangladesh. La montée en puissance de la crise écologique et climatique a lieu dans un contexte de montée massive des affrontements identitaires qui passent d’un cinquième à un tiers des émeutes et affrontements civils entre 2013 et 2018. Ces situations sont le plus souvent dramatiques. (...)
ces divisions brutales et souvent sanglantes des peuples sont facilement instrumentalisées par des pouvoirs prompts à mobiliser la construction de l’ennemi pour asseoir une légitimité vacillante. (...)
C’est beaucoup plus que ce que Arjun Appadurai nomme « la peur des petits nombres », la peur des minorités perçues comme des germes de dissolution d’une identité nationale en souffrance. Ce sont les germes d’une désagrégation guerrière de l’humanité au moment même où les défis qu’elle doit affronter appelle à la solidarité et au rassemblement. (...)
Ce qui fait l’Humanité, pour l’anthropologue que je suis, c’est sa conscience d’elle-même et sa conscience du temps, sa capacité à rêver, à espérer, à inventer, à s’inventer sans cesse. Le consentement aux pouvoirs s’alimente toujours d’une espérance ou d’une peur et d’une promesse ou d’une crainte d’avenir. La mobilisation politique capte les rêves autant que les colères. Or ni les pouvoirs ni les partis ne sont aujourd’hui en capacité de dessiner un futur. Et tandis que « en raison de l’indifférence générale, demain est annulé », les peuples, comme le peuple chilien peuvent aussi crier « ils nous ont tout volé, même la peur ». Si aujourd’hui gouverner s’apparente de plus en plus à la guerre, c’est que cette abolition de l’avenir est en train de rendre les peuples ingouvernables. (...)
L’enjeu d‘aujourd’hui n’est donc pas tant de sauver coûte que coûte la démocratie représentative que de réunir le peuple et les peuples dans la recherche d’un avenir commun, d’une éthique commune du vivant dans l’apocalypse qui commence. (...)
Alors que des États délégitimés se maintiennent aujourd’hui par des stratégies de peur, de division et de guerre qui sont des stratégies destructrices de ce qui constitue la singularité de l’Humanité, les soulèvements donnent à voir chacun à leur façon des logiques instituantes de rassemblement.
Contrairement à ce que pourraient laisser à penser les collapsologues, « l’effondrement » tant annoncé ne sera pas d’abord un processus technico-économique qui, du jour au lendemain sans crier gare, mettrait fin à notre civilisation, et par conséquent à la politique. L’effondrement qu’on nous annonce a déjà commencé. Et c’est sur ce terrain, la politique, qu’il se manifeste aujourd’hui à l’échelle planétaire. Les soulèvements ne sont pas la cause de cet effondrement. Ils en sont le symptôme et peuvent en être l’antidote salutaire.