La crise sanitaire a mis en lumière les profondes carences dans les établissements pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Comment en est-on arrivé là, vingt ans après leur création ? Pire : « L’épidémie pourrait favoriser encore plus le privé lucratif », préviennent les chercheuses Laura Nirello et Ilona Delouette. Entretien.
Laura Nirello [1] : Avant 1997, les maisons de retraite n’avaient pas de statut particulier. Elles pouvaient bénéficier de financements publics qui, à l’époque, se négociaient avec les départements. Ces maisons de retraite étaient en général des établissements publics ou privés non-lucratif, c’est-à-dire portés par des associations ou des mutuelles. Au fil des années 1990, il y a eu de plus en plus de personnes dépendantes. La question s’est alors posée de leur prise en charge. L’idée de la loi de 1997 qui a créé les Ehpad était justement de prendre en charge les personnes dépendantes.
Du coup, les maisons de retraite n’ont pas eu le choix : soit elles accueillaient des personnes plus dépendantes et devenaient Ehpad, soit elles devenaient des logements-foyers avec moins de financements publics. Le deuxième élément important, c’est le positionnement à mi-chemin entre le sanitaire et le social. Dès le départ, les Ehpad ont été pensés à la fois comme des lieux de soin et de vie, avec un double financement public, d’une part pour la dépendance et de l’autre pour le soin. (...)
Si vous êtes un établissement lucratif et que vous accueillez suffisamment de personnes dépendantes, vous avez le droit à devenir un Ehpad. À partir de là, vous avez accès aux financements publics : d’une part par le biais de l’allocation personnelle à l’autonomie [Apa], versée directement par les conseils généraux (les départements) aux établissements, et par la Sécurité sociale pour la partie soin, via les agences régionales de santé, les ARS. (...)
lona Delouette [2] : La loi « Hôpital, Patients, Santé et Territoires » de 2009 [loi HPST, portée par Roselyne Bachelot, alors ministre de la Santé de Sarkozy] a favorisé le privé lucratif, en prévoyant de financer les Ehpad par le biais d’appels à projet. Les appels à projets des ARS poussent les établissements à accueillir toujours plus de personnes dépendantes, avec l’idée que les personnes moins dépendantes devraient rester à domicile. Le privé lucratif s’est armé pour répondre à cette demande.
Laura Nirello : Les appels à projet exigent aussi des regroupements. Or, les grands groupes lucratifs ont déjà plusieurs établissements : ils ont les outils pour répondre à l’objectif de concentration. (...)
Laura Nirello : Quand vous parlez à des salariés, ils relatent tous la dégradation progressive de leurs conditions de travail. L’explication est assez évidente : les financements ont stagné alors que les personnes accueillies sont de plus en plus dépendantes. Le discours est le même dans le lucratif, le non-lucratif et le public. Le personnel est souvent en sous-effectif, les salariés n’ont plus de temps pour tout ce qui n’est pas mesuré par la grille Aggir, comme parler avec la famille ou proposer des activités. On l’a bien vu avec le Covid, dès qu’il y a une crise, ça explose dans les Ehpad, parce que le personnel est déjà en tension permanente. Que ce soit au niveau des infirmières, des aides-soignantes, des agents de service, elles et ils subissent toutes et tous la même pression.
On voit aussi des directeurs d’Ehpad complètement abattus parce qu’ils passent leur temps à gérer des pénuries et à répondre à des appels à projet pour obtenir des financements. Dès qu’ils veulent faire quelque chose qui sort des clous, comme accueillir des gens de l’extérieur pour des animations, c’est impossible car cela n’entre pas dans la grille financière décidée tous les cinq ans. Tout est compliqué et très verrouillé, aucune innovation n’est possible. (...)
Laura Nirello : Le Covid a rendu encore plus visibles la sous-dotation et les problèmes du positionnement entre sanitaire et social. Les Ehpad accueillent des personnes à risque, mais ils ont reçu des masques après-coup car ils n’ont pas été considérés comme relevant du sanitaire. On a rassemblé au même endroit des personnes très vulnérables, sans les moyens qui vont avec. En revanche, concrètement, quand vous discutez avec des directeurs d’Ehpad, ils disent que ça n’a rien changé. Ils ont par exemple dû négocier pour essayer d’obtenir la prime Covid pour tout leur personnel. À l’origine, elle n’était prévue que pour les aides-soignantes et pas pour les agents de service.
Le Covid a affaibli les établissements au niveau financier. L’épidémie pourrait donc avoir l’effet inverse : favoriser encore plus le privé lucratif, qui a plus de trésorerie et, comme dans tous les secteurs, pourra rattraper des parts de marché. (...)
Les personnels des Ehpad lucratifs savent que les résidents paient très cher, alors qu’eux, les salariés, n’ont pas plus de moyens pour faire leur travail. Car, derrière, il y a une recherche de profit. Le secteur entier est en souffrance, que ce soient les résidents, les familles, ou le personnel.