
(...) Jusqu’alors, les rares Japonais qui protestaient n’occupaient que la moitié de la rue, en maigres files de quatre à cinq personnes par rangées, s’arrêtant à chaque feu rouge pour ne pas gêner la circulation ; ils formaient un défilé avec des bannières, certes, mais découpé en tronçons, et sans le moindre excès. Au moindre geste imprévu, la police intervenait de façon musclée, bastonnait, emprisonnait. Le lendemain, on lisait, au mieux, quelques lignes en troisième page dans certains journaux – hormis bien sûr les gros titres du Drapeau rouge, le journal du Parti communiste japonais. Et rien sur d’éventuelles interventions policières.
Ce qui se passe aujourd’hui tient donc du changement radical. Un bouleversement. Il est vraisemblable que cette mobilisation nouvelle, facilitée par Internet et les réseaux sociaux, soit liée à l’inscription dans la mémoire collective des expériences traumatisantes du nucléaire et de ses conséquences avec Hiroshima et Nagasaki, ainsi que de la manière dont l’Etat gère les catastrophes de contamination, avec en particulier le cas de Minamata (pollution au mercure). (...)
Les Japonais en ont assez. Les centrales accidentées de Fukushima sont loin d’être « froides ». A 60 km de celles-ci, la radioactivité dans l’air dépasse ici et là les normes autorisées pour les travailleurs du nucléaire : comment y laisser grandir les enfants sans s’inquiéter pour leur santé ? En outre, une partie des produits agricoles qui ont été vendus dans la région, jusqu’au thé de Shizuoka, comportaient des doses d’éléments radioactifs au-dessus de la normale : la nourriture participe à l’accumulation des effets de la radioactivité sur la population. Tout le monde ne dispose pas des ressources économiques et de l’énergie nécessaire pour quitter la préfecture de Fukushima, comme les 160 000 personnes qui en sont parties.
Pour les Japonais, à « plus jamais Hiroshima » il faut désormais ajouter « plus jamais Fukushima ». Pour cela, mieux vaut quitter le nucléaire civil. Les discours sur la sécurité se voudront rassurants et péremptoires, comme ils l’ont été par le passé. Le niveau du tremblement de terre qui a déclenché le tsunami était au-delà de l’imaginable : aucun test n’avait été réalisé pour une catastrophe de cette ampleur. Actuellement, les autorités concentrent leur attention sur les moyens à mettre en œuvre pour éviter les enchaînements qui se sont produits à Fukushima. Mais la prochaine catastrophe emprunterait certainement un autre chemin.
C’est avec tout cela en tête que plus de deux tiers des Japonais veulent en finir avec l’énergie d’origine nucléaire, et s’efforcent de faire entendre leur voix avec une persévérance et une ténacité qui devraient forcer les autorités à prendre en compte cette réalité.
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