
C’est un sujet tabou mais aussi d’actualité en pleine tourmente de l’affaire Bétharram. Aude Lorriaux publie cette semaine un livre sur les violences sexuelles entre enfants, qu’elle qualifie de « phénomène massif ». Une enquête du ministère de l’Education nationale menée en 2024 décompte 600 000 écoliers et écolières victimes d’embrassades ou attouchements forcés de la part d’autres élèves. Selon l’enquête de la Ciase, 14,5% des femmes et 6,4% des hommes ont été victimes de violences sexuelles durant leur enfance. L’auteure de l’enquête répond aux questions du Café pédagogique.
Vous proposez une enquête documentée sur les violences sexuelles sur les mineurs par des mineurs. Pouvez-vous dresser un état des lieux sur les chiffres et types de violences selon les âges ?
Je travaille régulièrement sur les violences sexuelles depuis de nombreuses années, mais j’ai été frappée de découvrir les chiffres des violences sexuelles entre mineurs. Alors qu’on pourrait penser qu’il s’agit d’un épiphénomène par rapport aux violences des adultes, c’est en réalité massif. Près de la moitié des mis en cause en 2021 pour violences sexuelles sur mineurs étaient des mineurs eux-mêmes. Les enquêtes de victimation font ressortir des chiffres légèrement inférieurs, mais tout de même très importants, de l’ordre de 30-40%.
C’est dans la famille et l’entourage que se produisent d’abord les agressions, c’est donc l’inceste d’un cousin ou d’un frère qui est le cas le plus fréquent. Et puis il y a l’école, les colonies de vacances, le foot, la piscine, partout où il y a des enfants. Les agressions peuvent prendre la forme de viols collectifs dans la sphère publique ou se dérouler dans un contexte plus feutré, intime, de relation amoureuse naissante, particulièrement pour les ados. Les victimes sont âgées en moyenne de 10 ans, et sont à cet âge ou avant cet âge, le plus souvent victimes dans la famille ; puis, à partir de 12-13 ans, davantage à l’extérieur. S’agissant des auteurs, l’âge le plus à risque est l’adolescence, autour de 14 ans, où les autorités constatent un boom des signalements. Et puis comme pour les adultes, on trouve dans les affaires qui parviennent à la justice une majorité écrasante de garçons (près de 90%). Il faut ajouter que les enfants de l’aide sociale à l’enfance sont un public particulièrement exposé et vulnérable, tout comme les enfants et adolescent·es handicapé·es, pour lesquels grande majorité des agresseurs sont d’autres enfants. (...)
On a connu un phénomène similaire dans les années 1980, après le témoignage d’Eva Thomas et la très forte médiatisation qui a suivi sur l’inceste. Le nombre de personnes incarcérées pour infractions sexuelles a alors été multiplié par 44.
Mais cela n’explique peut-être pas tout. Les experts et expertes que j’ai interviewé.es constatent une rupture à partir de 2010 environ, avec l’arrivée du smartphone et l’exposition accrue des enfants au numérique, notamment à la pornographie en ligne. Avec des applications comme Snapchat ou Whatsapp, il devient aussi plus facile pour des adolescent·es qui ne se connaissent pas d’entrer en contact sans laisser de traces, via les messages éphémères. On constate enfin une hypersexualisation croissante de la sphère publique et médiatique , avec des chanteuses comme Miley Cyrus ou Nicki Minaj, qui encouragent indirectement les jeunes filles à s’afficher dénudées sur les réseaux sociaux et à vendre leurs corps pour obtenir des “likes”, comme l’a bien montré le film Mignonnes, de Maïmouna Doucouré. Cette surenchère, couplée à une forme de marchandisation de l’acte sexuel encourage les comportements à risque et brouille les limites pour ces jeunes filles. (...)
un sondage de l’institut OpinionWay pour Plan International France Plan international a montré que les viols en milieu scolaire concernent 3 % des femmes interrogées, âgées de 13 à 25 ans. (...)
le “pas de vague” est la norme. On le sait depuis l’enquête de la Ciivise, en 2023 : lorsque c’est à un professionnel que l’enfant se confie, ce professionnel ne fait rien dans 60% des cas. (...)
La situation la plus grave concerne le primaire, puisqu’il n’y a pas de conseil de discipline possible. Les textes qui permettent l’exclusion d’un élève – notamment le décret d’août 2023 sur le harcèlement – précisent que le comportement de l’élève doit avoir été “répété” après l’instauration de mesures éducatives. (...)
Dans un coin de sa tête, l’Ecole se méfie des enfants, et toute la société française a des exigences de discipline sur eux qui n’existent pas dans d’autres pays, moins autoritaires, comme la Suède, qui a interdit les châtiments corporels dès 1979, 40 ans avant nous. Pourquoi l’Ecole française n’enseignerait-elle pas plus systématiquement aux enfants leurs droits ? Un enfant n’est jamais responsable des violences qu’il commet, et encore moins de celles qu’il subit. Il est temps d’écouter les enfants et de nous mettre à leur hauteur.