Le dernier et décoiffant ouvrage d’Antonio Damasio bouleverse notre compréhension du vivant, de l’esprit et des cultures. L’auteur les réunit dans une perception unique avec, comme clef de voûte, l’homéostasie. Aux antipodes du créationnisme.
Qu’est-ce que la vie ? Deux Damasio, Alain et Antonio, pourraient nous aider à répondre à cette épineuse question. Il faut être vigilant, néanmoins, à ne pas les confondre. Le premier est un auteur français réputé de science-fiction. Le second est professeur de neurosciences, de neurologie, de psychologie et de philosophie à l’université de Californie du Sud. Toutefois, son dernier et bouleversant ouvrage –L’Ordre étrange des choses– n’est pas sans rappeler les vertiges des œuvres du premier : il traite de la vie depuis que cette dernière est sur la Terre, des sentiments qui l’animent et la fabrique des cultures qui lui est consubstantielle.
Pendant de nombreux siècles, l’explication de la vie tenait en un bien mystérieux « principe vital » d’inspiration divine. À partir du XVIIIe siècle, des tentatives de définition d’un point de vue un peu plus scientifique accompagnent la pratique de l’ouverture des cadavres. Pour Marie François Xavier Bichat (1771-1802), « la vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort. » Claude Bernard (1813-1878) traduira : « La vie est l’ensemble des propriétés vitales qui résistent aux propriétés physiques. » (...)
La vie artificielle, la biologie synthétique demeurent pour l’essentiel de l’autre côté du miroir. Le souffle du vitalisme, sa cause première, échappe encore et toujours aux biologistes. Tout au plus les biologistes-généticiens peuvent-ils, après avoir éliminé le pathologique transmissible, commencer à envisager, via un transhumanisme à très haut risque, d’améliorer l’humain normal existant.
Réévaluer « la perception des émotions »
C’est par une autre face qu’Antonio Damasio entreprend l’ascension. Loin du réductionnisme génétique désormais sans espoir, il élargit comme jamais ses focales sur le vivant : à la fois dans le temps et l’espace, dans les espèces et les savoirs. (...)
L’auteur pluridisciplinaire de cet ouvrage sans précédent souhaitait raconter une histoire sur la nature et le rôle des « sentiments » humains –entendre par là « perception des émotions ». Puis, dans sa quête, il a fini par comprendre que nos représentations de l’esprit et de la culture n’étaient ni en phase ni réductibles à la réalité biologique. (...)
Nos comportements en société ne sont pas seulement le fruit de la complexité intelligente de notre système nerveux central. Ils ne sont, sur le fond, guère différents des comportements observés chez de simples bactéries présentes dès l’aube de la biosphère : l’ordre étrange des choses –une nouvelle, radicale et hautement dérangeante révolution copernicienne.
L’originalité de l’unicité proposée par Antonio Damasio est qu’elle se fonde sur les mécanismes de la vie elle-même et, plus encore, sur les conditions de sa régulation. Un ensemble de phénomènes généralement désignés par un seul et même nom : « homéostasie ».
Tous les élèves des cours de sciences naturelles ont entendu un jour parler de ce concept-phénomène qui voit tous les organismes maintenir autant que faire se peut leurs différentes constantes physiologiques à des valeurs qui ne s’écartent guère de leurs normales vitales. (...)