Dominique Bourg, philosophe.
Vous soutenez les Soulèvements de la Terre. Pourquoi ?
– L’habitabilité de la Terre est en cours d’altération et même de réduction rapides. S’élever contre tout ce qui conforte, voire accélère cette dynamique m’apparaît comme un acte d’auto-défense élémentaire. Je m’étonne même de la faiblesse de ce soulèvement. Le gouvernement français incarne à merveille cette dynamique de destruction sur fond de déni de justice systémique, de la réforme des retraites à la défense de l’accaparement de l’eau par quelques-uns en contexte de rareté, en passant par l’attaque de la LDH ou l’autorisation de phytosanitaires dangereux, etc.
En réponse à l’actuelle mobilisation intellectuelle et médiatique en faveur des Soulèvements, le Ministre de l’Intérieur a évoqué le « terrorisme intellectuel de l’extrême gauche ». Que vous inspire un tel qualificatif et selon vous que dit-il de la situation politique présente ?
– Je crains que le camarade ministre ne sache pas de quoi il parle en utilisant l’adjectif « intellectuel ». Un terroriste est un individu qui cherche à en tuer ou blesser gravement d’autres. Je ne sache pas que tel était l’intention de la petite partie des manifestants qui était venue en découdre à Sainte-Soline. Est en revanche au moins métaphoriquement terroriste celui qui assèche et fait crever économiquement les autres exploitants agricoles en les privant de facto d’eau par les méga-bassines ; est indirectement terroriste celui qui refuse d’interdire des pesticides délétères ; indirectement encore celui qui autorise les vols de jets privés dans un contexte d’urgence climatique ; etc. Toutes choses qui in fine tuent ou peuvent tuer. Peut-être sont-ce ces situations qui sont visées par cet oxymore involontaire qu’est l’expression « terrorisme intellectuel » ? Quoi qu’il en soit, comme le relève un sondage, l’opération policière de Sainte-Soline, ou le maintien de l’ordre à la française, « terrorisent » bien les Français, puisqu’ils affirment désormais avoir peur de manifester. Enfin, à défaut de terrorisme, l’opération de Sainte-Soline relève de l’absurdité économique : son coût policier est plus élevé que celui qu’aurait exigé la réfection de la méga-bassine après sabotage ; et ce sans compter le saccage des champs et des sols par des hordes de policiers en quads !
Le gouvernement nous tend un piège : sa brutalité vise à pousser à la violence les activistes écologiques pour légitimer sa propre répression et pousser les foules apeurées vers l’extrême-droite.
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« L’actuelle dynamique politique et activiste est dangereuse pour l’ordre public : elle sera nourrie par de nouvelles générations qui comprendront qu’elles devront subir leur vie durant et de plein fouet les conséquences dévastatrices de l’irresponsabilité concertée qui prévaut ». Isabelle Stengers
Isabelle Stengers, Philosophe des sciences (...)
Je soutiens les Soulèvements de la Terre parce qu’ils se font le relais de la Terre elle-même, dévastée, empoisonnée bétonnée, asséchée.
Et l’étiquette de Terroriste intellectuelle a tout bien réfléchi, une certaine pertinence, même si elle fait trop d’honneur aux échos que peuvent susciter des interventions comme les miennes. Les terroristes sont ceux et celles qui tentent de répandre la terreur, et donc de déstabiliser l’ordre public, par des actes de violence indiscriminée. Cela ne nous conviendrait pas, évidemment, si cela voulait dire que nous « intellectuel.les » contribuons à répandre la terreur. Et les luttes, les soulèvements auxquels nous faisons écho ou participons ne la répandent pas non plus. Ils opèrent sur un mode parfaitement discriminé et lisible – saboter des engins de chantier, s’en prendre à des bassines, tenter de nuire aux industries productrices de pesticides aux effets délétères…
Cependant, ils visent bel et bien à déstabiliser ce que le gouvernement appelle l’ordre public. Car la stabilité de cet ordre demande la docilité d’un troupeau qui fait confiance à ceux qui le guident ou se rassure grâce à des mesurettes gentilles et individuelles, qui ne dérangent personne et permettent à nos bergers gagner du temps. (...)
Et ce temps qu’ils gagnent aujourd’hui est aussi un temps que nous perdons et dont nous aurons tous et toutes à payer la perte au prix fort lorsque la possibilité des atermoiements, des fausses promesses, des appels à un réalisme « raisonnable et non punitif » aura pris fin, lorsque viendra le temps des mesures autoritaires « malheureusement nécessaires » face à l’urgence.
Et donc c’est pour nous un honneur de penser que, face aux mensongers et aux faux semblants déversés à flot continu, nous, les « intellectuel.les », avec nos pauvres mots et nos écrits obscurs, puissions apparaître comme une menace pour les défenseurs paranoïaques de l’ordre public (...)
Les Soulèvements de la Terre me semblent marquer une nouvelle étape car l’enjeu n’est plus seulement de retrouver les conditions d’une véritable démocratie mais aussi de rendre visible et d’affirmer la nécessité de se ressaisir de nos conditions matérielles de subsistance et de défendre les communs terrestres dont nos existences et celles des autres formes de vie dépendent : l’eau, la terre, l’air, la vie sauvage.… Ce n’est plus seulement l’espace démocratique qu’il faut réinventer, mais nos manières d’habiter en commun.
Cela en passe par une territorialisation des luttes (...)
Mais les Soulèvements de la Terre marquent aussi une nouvelle étape par rapport aux luttes sociales liées aux conditions de travail. Car il s’agit dorénavant de penser ensemble l’amélioration des conditions de vie des êtres humains et le renouvellement des conditions de la vie sur Terre. Ce qui veut dire rompre avec une lecture essentiellement économique des problèmes sociaux. (...)
On se retrouve dans la même situation que les peuples indigènes colonisés qui refusaient le modèle économique et politique imposé par les Etats colonisateurs au nom du progrès. Que défendaient et défendent encore ces peuples : la terre, l’eau, la maîtrise de leurs conditions de subsistance, l’autonomie politique et alimentaire. (...)
Enfin, les Soulèvements de la Terre marquent une nouvelle étape par rapport aux luttes écologiques traditionnelles.
Premièrement, la plupart des luttes écologiques, comme on a pu le voir avec le mouvement Climat par exemple, se donnent pour objectif de faire prendre conscience aux gouvernants de la nécessité de changer leur politique. Ils se mettent dans la position de quémander à l’État de mieux agir. Ce qui revient, me semble-t-il, à renoncer à la reprise en main démocratique de la vie politique et à reconduire l’impuissance dans laquelle les peuples, les citoyen-ne-s et habitant-e-s, se trouvent du fait de la confiscation de l’action politique par une minorité d’oligarques au pouvoir. Mais c’est aussi faire comme si une des composantes du problème (l’État dans sa forme moderne) pouvait constituer une solution. Il s’agit au contraire de se doter de nouvelles formes institutionnelles, à la fois plus démocratiques et plus terrestres (c’est-à-dire à l’échelle des milieux de vie en tenant compte des relations entre humains et autres qu’humains). Les Soulèvements de la Terre me semblent constituer un foyer essentiel pour l’invention de ces nouvelles formes institutionnelles.
Deuxièmement, jusqu’à récemment, l’enjeu des combats écologiques était, le plus souvent, de protéger des milieux naturels conçus encore comme extérieurs à la société humaine. A travers les Soulèvements de la Terre, c’est la Terre elle-même qui se soulève, c’est-à-dire les êtres qui la peuple et qui se reconnaissent comme « terrestres », comme habitants de la Terre. Les Soulèvements de la Terre sont la réalisation concrète du slogan porté à la Zad de Notre-Dame-des-landes qui disait : « Nous ne défendons pas la nature. Nous sommes la nature qui se défend ». (...)
« La qualification de « terroriste » par les gouvernants a pour but de neutraliser politiquement ceux qui mettent en question leur légitimité. », Sophie Gosselin
(...) Historiquement, la qualification de « terroriste » par les gouvernants a pour but de neutraliser politiquement ceux qui mettent en question leur légitimité. Il s’agit alors de les « neutraliser » au double sens du terme : de les disqualifier en rendant leur parole inaudible et de justifier l’usage de la force pour les arrêter voir les anéantir. Les gouvernants mettent les personnes ainsi visées au ban de la société en supposant qu’il n’est même plus possible de dialoguer avec eux. Ils les transforment en « ennemis intérieurs » à éliminer. C’est une rupture de dialogue et une déclaration de guerre, mais une guerre qui est asymétrique et sans véritables règles : une guerre où règnent les mesures d’exceptions. La qualification de « terroriste » permet au pouvoir de justifier l’exercice d’une violence potentiellement sans limites puisque celui qui est visé est exclu de la société par ce fait même d’être identifié comme « terroriste » (...)
La violence d’une telle accusation consiste à refuser a priori la possibilité même du dialogue. C’est un acte totalement antidémocratique. Cela prouve que le gouvernement n’a plus rien à rétorquer pour justifier ses actes. (...)
On a affaire à un pouvoir exécutif en roue libre qui exige de tous les autres pouvoirs (dont l’assemblée et le peuple qu’elle est censée représenter, mais aussi la justice2 et les syndicats) de n’être plus que des exécutants au garde-à-vous. Il inverse la hiérarchie des pouvoirs démocratiques. (...)
L’attaque faite par le ministre de l’intérieur contre la Ligue des Droits de l’Homme constitue, d’un point de vue symbolique, le coup fatal. Si le gouvernement du « pays des Droits de l’Homme » attaque ceux qui les défendent, alors que lui reste-t-il de légitimité ? Qu’a-t-il encore à défendre sinon son seul pouvoir ? Le gouvernement actuel n’est donc plus garant de rien, sinon d’un ordre injuste. (...)
Le véritable problème, c’est qu’un gouvernement qui se sait illégitime et qui n’a plus rien à défendre que son propre pouvoir peut aller très loin dans l’abus du monopole de l’exercice de la violence physique qu’il détient entre ses mains du fait d’être chef des armées et de la police.
Mais l’attaque de l (...) a Ligue des Droits de l’Homme révèle une crise d’autorité plus profonde encore que celle du gouvernement actuel.
C’est le système politique moderne, celui d’un Etat qui s’est construit contre la nature en s’appuyant sur le développement d’une économie globalisée, totalement hors sol, qui est en crise. (...)
La défense des droits de l’homme et du citoyen s’est faire au détriment des autres formes de vie réduites au statut de ressources exploitables. (...)
L’horizon politique à venir c’est celui d’une Terre qui se soulève et qui affirme de nouvelles sources d’autorité et de légitimation politique dont l’enjeu principal est l’habitabilité terrestre. (...)
La méga-bassine de Sainte Soline protégée par des camions de gendarmes armés jusqu’à dents c’est un peu comme la bastille prise d’assaut par le peuple. Sauf que le peuple terrestre n’est pas composé de sans culottes mais d’anguilles, de loutres et de houtardes (animaux totems des trois cortèges de la manifestation de Sainte Soline). Pourquoi le ministre de l’intérieur veut-il rendre impossible toute installation de ZAD (Zone A Défendre) ? Parce que les zads sont les foyers où s’inventent actuellement d’autres manières de faire peuple et de peupler la Terre : peuples-bocages, peuples-rivières, peuples-montagnes, peuples-forêts, c’est-à-dire des peuples en prise avec leurs milieux de vie. Sainte Soline marque une étape décisive dans l’émergence, un peu partout, du sentiment d’appartenir à des peuples de l’eau, avec la conscience de plus en plus aigue que c’est depuis la défense de l’eau, des terres, des forêts que se constituent les peuples à venir.
Les peuples terrestres en train d’émerger affirment un désir de véritable changement, de transformation et de réinvention joyeuse et collective de nouvelles formes de vie et de nouvelles manières d’habiter la Terre. (...)
« Demandez-vous comment la prochaine génération, dans 20 ans, jugera ce qui se passe aujourd’hui, à qui donnera-t-elle raison lorsque les crises environnementales auront atteint des phases critiques et que les sécheresses frapperont des populations entières ? »
François Jarrige, historien.
Vous soutenez les Soulèvements de la Terre. Pourquoi ?
– Parce que résister à la destruction du monde vivant est devenu un impératif et un devoir ; parce que les alertes scientifiques se répètent depuis des décennies sans transformer les politiques publiques au delà d’une transition cosmétique voire contreproductive ; parce que le mouvement des soulèvements de la Terre, initié il y a deux ans, est l’une des meilleures nouvelles de ces dernières années, l’un des mouvements les plus originaux et dynamiques qui a su réinventer les répertoires d’action protestataires, qui coalise d’innombrables individus et groupes engagés pour faire barrage à l’artificialisation des terres et s’opposer aux activités qui perpétuent la contamination croissante du monde. (...)
A propos du ministre de l’Intérieur on hésite entre deux explications pour rendre compte de sa rhétorique belliqueuse, de ses attaques diffamatoires incessantes, de ses mensonges répétées proférés sur le ton de l’arrogance et du mépris : l’ignorance ou le carriérisme étroit, dont atteste d’ailleurs toute sa carrière politique depuis qu’il s’est engagé à 16 ans au sein de l’UMP. (...)
Sa rhétorique évoquant “l’écoterrorrisme”, “l’ultragauche”, le “terrorisme intellectuel” s’inscrit dans une longue généaologie de stratégies pour faire taire les opposants, dénoncer la pieuvre radicale ou anarchiste, stratégies qui remontent au moins à la Révolution Française, et n’ont cessé d’accompagner les régimes politiques autoritaires en France (...)
nous sommes sans hésitation possible entrer dans une phase d’autoritarisme politique exacerbé. (...)
« Lors d’une grève de cheminots, du blocage d’une raffinerie ou du sabotage d’une infrastructure toxique, ce sont des nouvelles formes de communauté qui émergent et leurs rapports singuliers avec des milieux. »
Josep Rafanell i Orra, psychothérapeute
La constellation des Soulèvement de la Terre ont su avec beaucoup d’imagination et courage défaire un certain storytelling de l’écologie politique très complaisant avec le discours de la gouvernementalité. Il a su désactiver le clivage entre “violence” et contestation qui est au coeur de des scènes politiques de la représentation. De plus, ils ont su le faire en “situant” et ancrant les luttes dans une territorialité effective. Les gestes de sabotage retrouvent avec eux la noblesse d’une longue lignée de résistances et soulèvements… (...)
la logique de “terreur” associée à une pensée d’extrême-gauche aujourd’hui est quasiment un oxymore. Mais les gesticulations et les jérémiades fascistoïdes d’un quelconque ministre de l’intérieur auront eu la vertu de rendre intranquilles des intellectuels plus souvent occupés à cultiver leur place sous les feux de la rampe médiatique, qu’à brouiller les pistes à partir d’une désidentification à l’égard de leur statut d’intellectuels. La figure du “partisan”, face au libéral-fascisme qui vient, s’impose à nouveau comme un sursaut éthique (ou éthopoïéthique : des manières de se lier et d’habiter, y compris des manières d’habiter la pensée). (...)
La carte des comités locaux des Soulèvements de la terre et les contacts sont disponibles ici.