
Les premiers socialistes du 19e siècle en Europe, que ce soit Saint-Simon et ses disciples, Cabet et les communistes français, Wilhelm Weitling, étaient religieux et se réclamaient de l’héritage chrétien. Ce n’est qu’avec Marx et Engels que surgira un socialisme non-religieux, ou même athée. Note critique sur diverses publications concernant les rapports entre marxisme et christianisme.
La traduction intégrale en français des Annales franco-allemandes vient de paraître pour la première fois ; elle inclut non seulement les écrits de Marx et Engels, mais toute la revue, ce qui permet de situer leurs textes dans leur contexte historique et intellectuel. Comme l’on sait, cette publication, parue à Paris en février 1844, sous la direction d’Arnold Ruge et Karl Marx, était à l’origine un projet visant une alliance franco-allemande, philosophique et politique. Les Jeunes hégéliens à l’initiative du projet ont choisi Paris à la fois pour échapper à la censure en Allemagne et pour établir une collaboration avec des démocrates et socialistes français. Or, ceux-ci – Lamennais, Etienne Cabet, Pierre Leroux, Louis Blanc – ont poliment refusé cette invitation, rebutés par le parti pris d’athéisme des allemands.
Outre Marx et Engels, les auteurs sont Arnold Ruge, Johann Jacoby, Moses Hess, Lazarus Bernays, Heinrich Heine, Georg Herwegh. Il est frappant que la grande majorité de ces auteurs sont d’origine juive : C’est le cas de Marx, Hess, Jacoby, Bernays, Heine : cinq des huit participants ! Certes, Marx et Bernays sont issus de familles converties, et n’ont aucun rapport avec la tradition juive. Ce seraient des « Juifs non Juifs », selon le célèbre concept d’Isaac Deutscher. Les éditeurs n’ont pas signalé cet aspect. Dans une certaine mesure, les Annales sont un épisode de la longue histoire du radicalisme de gauche des intellectuels juifs, qui commence au 19ème siècle et atteindra son apogée au 20ème.
C’est dans un des deux articles publiés par Marx dans cette revue, la « Contribution à la Critique de la Philosophie du Droit de Hegel. Introduction », qu’apparaît une petite phrase qui va sanctionner le divorce entre marxisme et foi religieuse ; « la religion est l’opium du peuple ». Considérée par partisans ou adversaires comme une sorte de résumé de la conception marxienne de la religion, cette formule ironique n’est pas du tout spécifique à Marx (...)
En fait, Marx s’est très peu occupé des phénomènes religieux. C’est son ami Friedrich Engels qui va s’intéresser de près à l’évolution historique du christianisme, notamment dans son livre sur les guerres sociales et religieuses en Allemagne à l’époque de la Réformation.
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Si des penseurs marxistes se sont intéressés au christianisme, n’existent-il pas aussi des chrétiens attirés par le marxisme ? Bien entendu, on peut en trouver plusieurs exemples, au cours de l’histoire moderne. Un livre récent, paru aux Etats Unis, fait le récit d’un cas assez étonnant : une jeune femme catholique, Grace Carlson (1906-1992), qui s’est « converti » au marxisme, devenant une des principales dirigeantes du Socialist Workers Party, organisation trotskyste associée à la Quatrième Internationale ! (...)
Quels sont les motifs de ce que l’Auteure appelle « une conversion » ? Elle suggère une hypothèse intéressante : l’affinité élective – au sens Wéberien du terme - entre la conscience ouvrière catholique de Grace et le socialisme ouvriériste du SWP. Mais cette intuition n’est pas développée dans le livre… (...)
Il s’agit, dans le cas de Grace Carlson, d’un itinéraire singulier et personnel. Ce qu’on va trouver, une génération plus tard, en Amérique Latine, fut d’une autre dimension : tout un mouvement social, notamment dans la jeunesse catholique, va s’approprier de certains concepts marxistes et formuler une nouvelle vision chrétienne – socialiste. Ce mouvement, né au Brésil au début des années 1960 - après la Révolution Cubaine, mais avant le Concile Vatican II – va prendre différentes formes, dont la formation, en 1962, par des militants de la Jeunesse Universitaire Chrétienne, d’un parti politique socialiste/humaniste, l’Action Populaire (AP). Ce n’est que bien plus tard, après 1971, que va se développer, à partir de cette expérience socio-politique, la théologie de la libération, non seulement au Brésil mais dans toute l’Amérique Latine.
Un des épisodes les plus frappants de cette convergence entre catholicisme et marxisme fut l’engagement, vers 1968-70, d’un groupe de frères dominicains du Couvent de Perdizes, à Sâo Paulo, avec la résistance armée contre la dictature militaire établie en 1964 au Brésil. Le livre de Leneide Duarte-Plon est la biographie d’un de ces dominicains brésiliens, Frère Tito de Alencar, qui paya de sa vie cet engagement social et politique. (...)
Comme l’on sait, le Vatican, sous Jean-Paul II et sous Ratzinger, a rejeté la théologie de la libération comme « erreur », à cause, notamment, de son usage « indiscriminé » de concepts marxistes. Avec l’élection de Bergoglio, le Pape François, d’origine argentine, une période nouvelle semble s’ouvrir. Non seulement Gustavo Gutierrez a été reçu au Vatican, mais le Pape a décidé, lors d’une rencontre en 2014 avec Alexis Tsipras et Walter Baier, deux dirigeants de la Gauche Européenne, d’ouvrir un dialogue entre marxistes et chrétiens. Des dialogues de ce type avaient eu lieu dans l’après-guerre, dans certains pays d’Europe (France, Italie, Allemagne), mais une initiative sous l’égide du Vatican est sans précédent. (...)
Que conclure de cet itinéraire bibliographique passablement accidenté, qui nous conduit du jeune Marx au Pontifex Maximum Bergoglio ? La seule conclusion c’est que le rapport entre marxistes et chrétiens reste un livre ouvert, dont les prochains chapitres seront rédigés moins à partir des Saintes Ecritures des uns et des autres, qu’en réponse aux défis écologiques, sociaux et éthiques du 21ème siècle.