Les grands propriétaires terriens ont toujours été très influents au Brésil. Mais leurs tentatives de détruire la forêt amazonienne au profit de l’agro-business et de rétablir une forme de travail forcé pour les plus pauvres avaient été jugulées pendant dix années de gouvernement de gauche. La destitution, il y a un an, de la présidente Dilma Roussef a libéré leurs ardeurs. Les députés « ruralistes » sont en train de démanteler toutes les lois et institutions préservant l’environnement et défendant les droits des plus pauvres, avec la complicité du président conservateur Michel Temer. En parallèle, les assassinats de militants sans-terre se multiplient dans les campagnes, en toute impunité. Une quasi « situation de guerre civile » larvée, analysée par Laurent Delcourt, chercheur au Cetri.
Les faits, d’une violence inouïe, sont à peine relayés par les grands médias nationaux. Au coeur d’une crise politique sans précédent depuis la fin de la dictature, moins d’un an après la destitution de la présidente Dilma Roussef, le Brésil rural des sans-droits vient de connaître deux nouvelles tueries de masse. Le 24 mai dernier, à Pau d’Arco au sud du Pará, 10 membres du Mouvement des sans-terres (MST), neuf hommes et une femme, sont abattus de sang-froid et 14 autres blessées par les polices militaire et civile, dépêchées sur les lieux pour les déloger d’une terre qu’ils occupaient, à la demande de son prétendu propriétaire. Celui-ci avait refusé la compensation prévue par la loi dans ce type de litige foncier, la jugeant insuffisante. Résultat : un bain de sang.
Un mois plus tôt, le 20 avril 2017, dans l’État frontalier du Mato Grosso, neuf paysans étaient assassinés par balle ou à l’arme blanche. Retrouvés pieds et poings liés, certains d’entre eux avaient été décapités, d’autres présentaient d’évidentes marques de torture. Tous appartenaient à une communauté de sans-terres installée dans un campement (assentamento) à Gleba Taquaruçu do Norte, une colonie agricole située à plusieurs centaines de kilomètres de la petite ville de Colniza.
Des dizaines d’assassinats chaque année (...)
C’est que dans ces terres isolées de frontière agricole formant ce que l’on appelle l’arc du déboisement (arco do desmatamento), l’impunité règne en maître, tout particulièrement lorsque les victimes occupent le bas de l’échelle sociale. Au Brésil, la « justice de classes » est, peut-être plus qu’ailleurs, une réalité toujours vécue au quotidien par des centaines de milliers de travailleurs ruraux. (...)
Nouvelle flambée de violence dans les campagnes
L’année dernière, le nombre de conflits ruraux aurait en effet augmenté de 26 %, passant de 1217 cas répertoriés en 2015 à 1536 en 2016, les seuls conflits liés à la terre ayant connu un bond de près de 40 %, pour atteindre près de 1079 occurrences, soit le chiffre le plus élevé depuis le premier relevé statistique de la CPT en 1985. Dans ce contexte, le nombre d’assassinats a lui aussi atteint un nouveau pic, avec 61 assassinats perpétrés en 2016 (contre 55 en 2015) : un niveau jamais atteint depuis 2003, année considérée comme particulièrement sanglante.
Outre ces « exécutions », la CPT dénonce également l’augmentation du nombre de tentatives d’assassinat, en hausse de 25 % et celle, vertigineuse, du nombre d’agressions physiques (non létales) : 206 % en un an à peine. Mais elle pointe surtout le durcissement de la répression « légale » exercée contre les militants de la cause paysanne, indigène et/ou écologiste. Non moins significatifs de l’exacerbation de la violence dans les campagnes brésiliennes, près de 228 activistes auraient ainsi été incarcérés en 2016 contre 80 en 2015, soit une hausse de près de 86 % (CPT, 2017).
Criminalisation croissante des mouvements sociaux (...)
D’ores et déjà, trente-six militants ont été assassinés depuis janvier et tout indique que ce décompte macabre n’est pas près de s’arrêter. De fait, comme l’affirme le théologien Leonardo Boff, les campagnes brésiliennes vivent actuellement une « situation de guerre civile, avec son cortège d’insécurité, de menaces, d’agressions, d’embuscades, de persécutions, d’invasions, de destructions de petites propriétés (….), et de nombreux assassinats ».
Cette nouvelle explosion de violence rurale est le « véritable visage du coup d’État qui a eu lieu contre la démocratie dans le pays ». Elle en dit long sur la nature de la clique politique qui s’est installée au pouvoir à Brasilia suite à la destitution de Dilma Rousseff. (...)
ces attaques contre le mouvement populaire ne sont évidemment pas fortuites. Elles sont la conséquence prévisible du retour aux affaires des forces les plus rétrogrades du pays, celles-là mêmes qui ont adoubé sans hésiter le gouvernement illégitime de Michel Temer après avoir mené, au Congrès, une fronde permanente contre la présidente Dilma et précipité finalement sa destitution, en août 2016, sous un prétexte futile et au terme d’un procès politique ubuesque.
Un Congrès constitué très majoritairement d’hommes, riches et blancs (...)
il n’est peut-être pas inutile de rappeler que le Congrès s’était érigé en première force d’opposition – avec l’armée – aux gouvernements, dits « populistes » car populaire, des années 1950/1960, et qu’il a été jusqu’à endosser le coup d’État militaire de 1964, peu après la décision prise par président João Goulart d’initier une timide réforme agraire. La démocratisation des années 1980 a échoué ensuite à lui assurer une plus grande assise démocratique. Contre vents et marées, il est resté un bastion traditionnel du conservatisme politique. D’aucuns considèrent d’ailleurs l’assemblée issue des élections d’octobre 2014 comme la plus conservatrice, dans sa composition, depuis …1964. Or, c’est ce même Congrès qui s’est trouvé à la manœuvre dans la procédure de destitution et tient désormais les rênes du pouvoir dans le pays.
Ruralistes, évangélistes et défenseurs des armes à feu (...)
Impunité pour la déforestation, indulgence pour le travail forcé
Au nombre de ses grandes victoires politiques, le lobby ruraliste est parvenu à imposer une vaste réforme du code forestier, contre l’avis de la présidente et de l’écrasante majorité de la population. Il a réussi aussi à faire annuler de nombreuses peines et amendes pour déboisement illégal. Il a obtenu l’aval des députés pour réviser la définition du « travail forcé » (comprendre « assouplir la législation en la matière »), en proposant un nouveau projet qui rallonge la journée de travail légale et va jusqu’à autoriser le remplacement du salaire ou d’une partie du salaire par l’octroi d’un logement ou de nourriture.
Il a fait adopter un projet de loi qui facilite la vente de terre à des étrangers. Et désormais, ils s’attaquent aux lois et réglementations qui garantissent les droits des communautés indigènes et quilombolas (afro-descendantes), et délimitent leur territoire. Se caractérisant par une remarquable discipline de vote, les parlementaires du front ruraliste ne sont jamais restés inactifs sous les gouvernements pétistes [du PT, la gauche social-démocrate brésilienne, ndlr]. Au contraire.
Programme socialement régressif et écologiquement destructeur (...)
Entre 2005 et 2012, le Brésil avait pourtant été l’un des pays ayant le plus contribué à l’atténuation du changement climatique via, entre autres, la création d’unités de conservation, et une réduction substantielle du rythme de la déforestation, qui était passé de 27000 km2 en 2004 à 4500 km2 en 2012. À la Conférence de Paris sur le climat (Cop 21), le pays s’était par ailleurs engagé à stopper la déforestation illégale d’ici 2030 et à réduire les émissions de gaz à effet de serre de 37 % jusqu’en 2025 et de 43 % jusqu’en 2030 par rapport à 2005.
Ces mesures avaient alors essuyé un feu nourri de critiques de la part des ruralistes. Aujourd’hui ceux-ci sont en mesure de les réduire à néant. (...)
La démocratisation des années 1980, puis l’arrivée au Planalto, à partir de 2003, du charismatique leader de la gauche brésilienne, Luis Inacío Lula da Silva, avaient permis aux acteurs sociaux populaires d’engranger une série de progrès en matière de justice, de lutte contre la pauvreté et les inégalités, de respect des droits humains et de contrôle de la déforestation. Pendant près d’une décennie, l’activisme tous azimuts des ruralistes avait pu être partiellement endigué, en dépit de l’approfondissement du modèle primo-exportateur sous les deux présidences pétistes.
Mais, le coup d’État parlementaire contre Dilma Rousseff en avril 2017 est venu rompre cette digue, mettant la politique nationale à la merci des forces les plus rétrogrades du pays, auxquelles a été donnée une nouvelle carte blanche pour se livrer aux pires abus, avec le consentement – sinon l’appui tacite – du gouvernement illégitime du gouvernement Temer.
Plus qu’une simple parenthèse, la crise politique, institutionnelle et économique que connaît le Brésil marque un tournant majeur qui risque de le ramener plusieurs dizaines d’années dans le passé. « Que signifie cette conjoncture législative récente ? » s’interrogent, en effet, plusieurs chercheurs associés à la CPT. « Elle signifie que nous sommes probablement en train du subir le plus grand processus de démantèlement de l’État national et la plus effective dilapidation de patrimoine public, et surtout de biens naturels depuis la période de la colonisation ibérique. »