
Les réseaux sociaux regorgent de falsifications de la réalité et de la vérité. Pour Alain Cambier, ces falsifications doivent être reliées au nihilisme profond de la « post-modernité ».
Le dossier de ce qu’on appelle la « post-vérité » doit être amplifié. Habituellement, on s’en tient à quelques considérations sur le mensonge, et le propos s’achève sur un moralisme gentillet. Or, si l’on admet que « post-vérité » est le bon terme pour énoncer ce qui nous arrive, si ce terme témoigne bien d’une situation contemporaine spécifique, alors il convient de conduire une ample enquête portant sur les sources de cette émanation de nos sociétés ainsi que sur la manière dont s’organise la mauvaise fortune de la vérité de nos jours. Pourquoi est-elle méprisée au profit d’un relativisme distingué largement valorisé tant chez les politiques que dans les réseaux sociaux ?
Néanmoins, il ne suffit pas de dénoncer les réseaux sociaux, tweets et autres selfies pour régler la question. Il n’est pas suffisant de se contenter de reporter la question de la post-vérité sur les seuls moyens techniques. Cette péjoration de la vérité ne va sans doute ni sans raison, ni sans support philosophique. (...)
Une définition erronée de la vérité ne permet pas plus de porter à la conscience de chacun ce qu’il en est de la recherche de la vérité et ce qu’il en va des contradictions du relativisme.
Effectivement, ce ne sont pas uniquement les réseaux sociaux qui sont en question, mais aussi le cynisme contemporain : la propagation de fausses nouvelles est devenue une manière de vivre. Chacun semble désormais autorisé à répandre les opinions les plus fantaisistes et les pires contre-vérités. Cela ne touche cependant que si on rappelle que la dimension de la vérité faisait partie, encore récemment, du bagage éducatif banal, et plus globalement encore si l’on souligne que de tels faits aisément repérables attaquent de front la notion philosophique centrale, depuis les Grecs, de recherche de la vérité. En cela, la pratique de la post-vérité n’est plus un épiphénomène. (...)
La fragilisation de la notion de vérité viendrait des philosophes qui ont mis en cause l’idée d’une vérité sans condition, et qui se sont défaits de la notion de « la » vérité, ainsi que de l’héritage ontologique grec. Il entreprend alors un très large parcours tendant à rappeler comment s’est forgée l’exigence de vérité (chez les Grecs) et sa contre-exigence sous les espèces de la rhétorique. Puis il insiste sur les remaniements historiques qu’elle a subi, notamment avec la naissance moderne du sujet et le primat du jugement. Ce qui le conduit vers Friedrich Nietzsche et les porteurs du « nihilisme ». Ce parcours est conçu de telle manière qu’il aboutit à condamner la société dite « post-moderne », dans une version un peu réductrice, pour s’être fondée sur ce « nihilisme » et avoir favorisé la diffusion d’une éducation légitimant la post-vérité.
L’attitude morbide du déni
Le lecteur est donc entraîné dans un parcours érudit déployant les avatars de la fragilisation de la notion de vérité, des Grecs à nos jours. (...)
En tous les cas, il la rattache à la puissance contemporaine du déni (de la vérité), comme à une puissante volonté de saper toute quête de la vérité, ce qui ne peut s’entendre d’ailleurs que comme une volonté de déconstruction de ce qui peut aussi faire commun entre les humains.
C’est ce pourquoi il traite le déploiement de l’ère de la post-vérité comme une involution, un retour en arrière concernant les critères pour distinguer le vrai du faux. Encore faudra-t-il aussi analyser ce que l’on peut entendre par « ère de la post-vérité » : s’agit-il vraiment de la naissance d’une époque qui ne passe absolument pas ? Notre époque aurait-elle donc renoncé à la vérité ? Le temps de l’exigence de vérité serait désormais révolu ? Plus de discrimination entre le vrai et le faux, et mise de côté du « dire-vrai » !
Afin de cerner ces enjeux, Cambier construit une figure générique autour de laquelle il fait tourner sa conception des problèmes à traiter. Cette figure est empruntée à la tragédie grecque. Elle vise à démontrer que ces enjeux ne sont pas récents. (...)
Généalogie de la post-vérité
Le cadre de la réflexion est brossé. À entendre de nombreux discours sur cette question de la post-vérité, on ne sait d’ailleurs pas toujours s’il faut parler d’un renoncement à la vérité ou de la volonté de ne pas savoir ou encore de la volonté délibérée de nuire à la vérité.
Il n’en reste pas moins, dans un premier temps, qu’il est nécessaire de déplacer les débats habituels qui renvoient la post-vérité au mensonge. Car le menteur joue de l’écart entre le fait d’asserter et la norme intériorisée du vrai. Il connaît la vérité, mais se garde bien de la dire et énonce autre chose. Il fait d’ailleurs semblant de respecter la norme du vrai, et assume de dire ostensiblement ce qui est. Alors que le porteur de la post-vérité prétend ruiner les conditions de possibilité de toute vérité objective et adopte une attitude négationniste vis-à-vis du réel. Il diffuse des fantaisies et impostures de langage.
Mais plus précisément encore, il se cale sur un relativisme, un scepticisme dilettante, un cynisme et un nihilisme. Il faut maintenant justifier tout cela, ce qui ne peut s’accomplir qu’au nom d’une définition de la vérité qui fait l’objet de plusieurs chapitres de l’ouvrage. (...)
Fragilité apparente de la vérité
Une autre difficulté guette les propos sur ou contre la post-vérité. Elle tient tout de même cette fois à la conception longtemps imposée de la vérité. (...)