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Mediapart
« Il y a une souffrance éthique importante chez les magistrats »
#souffranceautravail #magistrats
Article mis en ligne le 6 janvier 2023

Éric Dupond-Moretti a dévoilé ce jeudi un « plan d’action » pour sauver une justice au bord de l’asphyxie. Juge et déléguée du Syndicat de la magistrature, Albertine Muñoz raconte par le menu comment le manque de moyens engendre une maltraitance des agents comme des usagers.

lIl aura fallu le suicide en 2021 d’une magistrate de 29 ans, Charlotte, et la tribune en forme de cri lancé par d’anciennes camarades de promotion pour que des états généraux de la justice soient organisés, en urgence, en 2022. Avec des conclusions accablantes pour une institution « en état de délabrement avancé » (...) 

En réponse, le ministre de la justice, Éric Dupond-Moretti, vient de détailler, ce jeudi, son « plan d’action » en 60 mesures (voir notre article). 

Mais le rattrapage s’annonce difficile. Mediapart donne la parole à Albertine Muñoz, magistrate de 34 ans et camarade de promotion de Charlotte. Juge d’application des peines à Bobigny et déléguée régionale du Syndicat de la magistrature (classé à gauche), elle explique comment le manque de moyens de la justice atteint désormais les droits les plus élémentaires des usagers, en particulier des plus vulnérables. (...) 

Albertine Muñoz : Oui. Nous sommes placés, faute de moyens, devant un dilemme intenable : juger vite mais mal, ou juger bien dans des délais inacceptables. Par exemple, comme juge des affaires familiales à Évry, j’avais quinze minutes pour me pencher sur une séparation, comprendre la demande de l’un puis de l’autre, entendre les avocats, demander des pièces... On est obsédé par le temps et on finit par oublier qu’on a des personnes en face de soi. On m’a même appris à ne pas donner la parole aux gens.

En fait, quand on arrive sur nos premiers postes, on se rend compte que notre quotidien n’est pas à la hauteur de notre éthique professionnelle, mais c’est difficile à admettre : on a souvent le syndrome du « bon élève », on se sent investi d’une mission, on n’est pas là pour se plaindre. Ce manque de moyens et cette perte de sens engendrent une souffrance éthique importante, chez les magistrats comme les fonctionnaires de greffe ou les avocats. (...) 

Il y avait une espèce d’omerta. Et la hiérarchie se contentait jusque-là de renvoyer chacun et chacune à sa responsabilité individuelle (...) 

Puis est venu notre appel il y a un an, ce cri du cœur, après le suicide de Charlotte [juge de 29 ans dans le Nord et le Pas-de-Calais – ndlr], que des milliers de magistrats ont signé de leur nom, sans se préoccuper de leur devoir de réserve. La honte, désormais, doit changer de camp. C’est notre organisation collective qu’il faut questionner. (...) 

Ayant exercé en banlieue, j’ai le sentiment que les personnes les plus vulnérables en pâtissent davantage, alors que ce sont celles qui ont le plus besoin de notre intervention, sur la question des dettes locatives, des crédits à la conso, etc. À Bobigny, comme juge du surendettement, il y avait deux ans d’attente pour me voir. C’est justement le délai, quand votre dossier a été accepté à la Banque de France, à l’issue duquel les créanciers peuvent recommencer à saisir vos sous. En clair, j’arrivais trop tard ! C’est une atteinte au droit fondamental d’accès au juge. (...) 

Je ne suis pas sociologue, mais je comprendrais que les gens, quand il faut plus de neuf mois pour divorcer devant un juge, pour accéder à une association de médiation familiale, décident de ne plus faire appel à nous. Ce n’est pas sans conséquence. Ils essaient de s’arranger, mais cela peut donner lieu à l’apparition ou l’aggravation de violences. (...) 

À cela s’ajoute le fait que les professionnel·les de la justice doivent absorber les réformes législatives à un rythme effréné, sans effectifs suffisants et souvent sans formation. (...) 

Et que dire des cours criminelles départementales qui vont être implantées partout en France, alors que le comité de suivi et d’évaluation a clairement dit dans son rapport, en octobre 2022, que la généralisation de ces cours n’était pas envisageable sans une augmentation des moyens de la justice ? (...) 

Il faut qu’on aille à la rencontre des usagers, et les plus isolés économiquement. Ce qui se passe en Pologne est inspirant. Alors que l’État de droit est attaqué [par le gouvernement conservateur – ndlr], des juges ont lancé un « tour de la Constitution » : ils et elles traversent le pays en van, font des sittings pour échanger avec les gens. En France, le lien est coupé, il faut d’urgence le recréer.