
Le président du Burkina Faso, Blaise Compaoré, a été contraint de démissionner le 31 octobre 2014, suite à d’importantes mobilisations populaires. Il était au pouvoir depuis le putsch qui coûta la vie à l’ancien président, le révolutionnaire panafricain Thomas Sankara. C’était il y a 27 ans. Entretien avec Bruno Jaffré, historien de la révolution du Burkina Faso et biographe de l’ancien président (il est notamment l’auteur de Biographie de Thomas Sankara — La patrie ou la mort… et l’un des animateurs du site www.thomassankara.net).
Il avait cette orientation assez radicale, pour un dirigeant de l’époque, et, en même temps, une vision politique pédagogique qui m’avait frappé. Il est difficile de juger de la sincérité d’un homme politique en l’écoutant seulement parler : il faut avoir davantage de recul — pourtant il m’a semblé sincère. Mais sa pédagogie m’a frappé : il disait qu’il fallait donner aux gens des objectifs qu’ils sont capables d’atteindre. Pour que les choses puissent changer, il fallait que le peuple — un mot qu’il employait tout le temps — prenne sa destinée en main. Les changements qui viennent d’en haut ne fonctionnent jamais. Là, on ne peut pas dire qu’ils ne soient pas venus du haut mais, durant toute cette période révolutionnaire, il y avait un aller-retour entre la vision politique des dirigeants et entre les gens qui, pour une fois, avaient compris qu’ils pourraient travailler pour eux-mêmes et pas pour des gens qui détourneraient la richesse de leur pays. Ça m’avait frappé. Et puis il y avait l’intelligence pétillante de son regard, de son sourire… C’est un personnage qui était attachant. Il n’était pas dans une entreprise de séduction mais il vous regardait dans les yeux, il vous testait… Il y a quelque chose qui pétillait dans le personnage.
Quelle place la révolution sankariste occupe-t-elle, aujourd’hui, au Burkina Faso ?
Une très grande place. Elle est même un peu mythifiée. Elle est reprise très largement parmi la jeunesse (...)
La Révolution s’est produite durant le pouvoir socialiste puis, à partir de 1986, la cohabitation. Il y avait donc, en même temps, les réseaux Guy Penne, un grand françafricain jusqu’à sa mort, et les réseaux Foccart. La France a diminué l’aide durant la Révolution ; c’est sans doute le signe le plus significatif de la vision que la France avait du nouveau pouvoir burkinabé. Il y a toujours eu des difficultés car Sankara a toujours parlé, a toujours ouvert sa bouche : il a assisté à un seul des sommets France-Afrique puis il a arrêté. Les difficultés sont devenues plus apparentes quand il a milité pour l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie. Quand il l’a fait, il s’est levé une fronde, à l’Assemblée nationale… (...)
On manque de ces figures politiques, sensibles et humaines. Des gens qui, au-delà des querelles idéologiques, veulent vraiment sortir le peuple de la misère. Sankara était l’un des plus virulents contre l’apartheid et l’occupation de la Palestine : il n’hésitait pas à dénoncer les responsabilités occidentales partout où il allait. Il était aussi un précurseur en matière écologique : une des actions les plus radicales qu’il a engagée a été d’avoir voulu stopper l’avancée du désert. Sankara a lutté contre l’impérialisme, contre la dette… Tous les militants altermondialistes le connaissent. (..)
Mais ce qu’il faut bien comprendre dans cet assassinat, c’est qu’il représente plus que l’assassinat de Sankara lui-même. Il représente une alliance très hétéroclite : les Ivoiriens ont participé de façon indirecte, les Libériens sur place et Kadhafi, qui en avait marre de Sankara car il ne se laissait pas faire… Charles Taylor est venu demander de l’aide à Sankara, qui a refusé, mais Blaise Compaoré lui a dit qu’il l’aiderait dans son coup, au Libéria, s’il l’aidait en retour à tuer Sankara — des témoignages sont là pour le dire. Et Compaoré a ajouté qu’il le mettrait en contact avec Kadhafi. Cette alliance est partie à l’assaut du Libéria et a donné cette guerre effroyable dont on n’a peu d’échos en France, si ce n’est le film américain Les diamants de sang : Compaoré envoyait des hommes, Houphouët-Boigny aussi, semble-t-il, et les Français soutenaient tout ça de façon indirecte. Taylor a déclaré que les Français avaient été les premiers à être venus faire du business avec lui : on a donc déstabilisé pendant très longtemps la région, avec ces bandes armées, et c’est ainsi que Compaoré a pu avoir tous ses réseaux. Donc, en tuant Sankara, on s’est débarrassé de quelqu’un qui était gênant, pour la France mais aussi pour tous les dirigeants africains à qui il faisait de l’ombre. L’assassinat de Sankara, c’est aussi tout ça, et c’est moins connu.