Les abeilles ne disparaissent pas sur tout le globe, et leur extinction ne menacerait pas nécessairement toute l’agriculture. Tordre le cou à ces croyances alarmistes doit permettre en revanche de mieux comprendre ce que révèlent les pertes sans précédent que subissent les apiculteurs dans certaines régions du monde, et les lourds dangers que portent les mutations profondes des systèmes agricoles.
(...) Depuis les années 1980, la mortalité des abeilles a explosé dans la plupart des régions tempérées du globe : Europe, Japon, Amérique du Sud, Amérique du Nord. (...)
« Il n’y a plus de fleurs dans les prairies, on fauche avant floraison pour pouvoir avoir deux coupes de foin et faire manger du vert aux vaches afin qu’elles donnent le maximum de lait. Les haies disparaissent aussi. » Quelque chose ne va plus dans les champs où vont butiner les abeilles. (...)
Les raisons de cette dégradation sont multiples, bien que toutes liées à l’intensification de la pression sur l’écosystème à des fins commerciales. En premier lieu intervient le varroa, un acarien qui a infesté la plupart des colonies. Il se reproduit dans le couvain (œufs, larves et nymphes) et se nourrit de l’hémolymphe (« sang » des invertébrés). Cet ectoparasite d’une espèce asiatique fut transmis aux abeilles mellifères européennes dans les années 1950, à l’occasion de leur introduction en Asie orientale, et se répandit rapidement en suivant les voies des échanges planétaires de marchandises. Ces dernières années, un prédateur a emprunté les mêmes chemins et pose déjà des difficultés aux apiculteurs : le frelon asiatique.
À ces conséquences de la mondialisation s’ajoutent les effets des pesticides. (...)
plusieurs travaux convergent pour mettre en lumière les répercussions de l’usage des néonicotinoïdes. Une étude récente montre qu’ils tripleraient la mortalité des abeilles sauvages (2), tandis qu’une autre établit un lien entre des colonies d’abeilles mellifères défaillantes et une baisse de la viabilité du sperme des faux bourdons (3). (...)
Aujourd’hui, la question de la reproduction prend le pas sur celle de la production de miel et les oblige bien souvent à acheter des essaims à des apiculteurs spécialisés dans l’élevage. L’Italie est devenue un important fournisseur d’essaims en Europe, tout comme la Nouvelle-Zélande, qui en exporte par avion au Canada (trente-cinq tonnes en 2015) (5). Les apiculteurs doivent aussi élever des reines, ou se les procurer chez des éleveurs professionnels, pour remplacer celles des ruches peu dynamiques et pour accélérer la production de colonies.
Sauf dans de rares régions reculées, l’apiculture n’appartient plus à une économie de cueillette ; depuis longtemps, elle s’inscrit dans une démarche d’exploitation et de transformation du milieu naturel. (...)
La plupart des apiculteurs des zones tempérées rencontrent de manière plus ou moins prononcée les mêmes difficultés. Mais ce n’est pour l’instant pas le cas partout, notamment en Australie, où la variété d’abeilles mellifères européenne a été introduite. Grâce à une stricte politique de contrôle douanier des espèces animales et végétales, le varroa n’a pas infesté les ruches du pays. En outre, les abeilles y conservent de grands espaces naturels. Résultat, les apiculteurs n’enregistrent pas de pertes exceptionnelles, tandis que des essaims reviennent à l’état sauvage et colonisent certaines zones, au point que les abeilles sont même considérées maintenant comme une espèce invasive. Dans certains parcs protégés, des programmes d’éradication visent à lutter contre la concurrence qu’elles font, de par leurs choix de nidification, à des animaux autochtones.
Dans le reste du monde, le nombre de ruches a plus que doublé durant les cinquante dernières années, si bien que l’on compte aujourd’hui 83 millions de ruches sur l’ensemble du globe, contre 49 millions en 1961 (7). Même si le rythme de destruction des espaces sauvages ne faiblit pas, l’agriculture industrielle intensive ne s’est pas encore répandue aussi massivement, au détriment des habitats naturels, en Afrique subsaharienne et en Amérique tropicale que dans les zones tempérées. En outre, les variétés d’abeilles mellifères d’Afrique tropicale résistent mieux au varroa et sont capables de migrer quand le milieu devient défavorable. L’une de ces variétés (Apis mellifera scutelatta) fut ainsi introduite accidentellement en Amérique tropicale, où elle s’est aussi bien développée que dans sa région d’origine, remplaçant les variétés européennes introduites pendant la période coloniale.
Dans ces régions foisonnent également les colonies sauvages. (...)
À l’inverse, dans certaines régions des États-Unis, et notamment la Californie, on observe la quasi-disparition des colonies sauvages (10). Il apparaît presque certain que les seules abeilles mellifères qui y subsistent ont accompli un processus de domestication et dépendent entièrement des soins des êtres humains. Leur disparition comme espèce sauvage au moins dans une grande partie des régions tempérées et leur transformation en animaux d’élevage, incapables de survivre sans les humains, en dit long sur la perte de biodiversité provoquée par le développement et l’industrialisation de l’agriculture intensive. Tout autant que sur ce qui pourrait advenir dans les régions tropicales, où la destruction des espaces naturels continue à un rythme sans précédent.