Une vague de coléoptères décime les épicéas de la plus vieille forêt du continent, à Bialowieza, en Pologne. Un phénomène naturel dont veulent se saisir les industriels de la sylviculture pour mettre en exploitation ce massif exceptionnel.
Depuis le XVIIIe siècle, les rois de Pologne, puis les tsars, ont fait de la forêt de Białowieża leur réserve de chasse personnelle, avec comme gibier de choix les bisons européens. La menace de perdre la tête en cas d’incursion sur le territoire royal a sanctuarisé l’endroit jusqu’au XXe siècle. C’est par ce concours de circonstances extraordinaire que la dernière forêt à caractère primaire d’Europe existe encore aujourd’hui. Primaire, c’est-à-dire que la forêt n’a jamais été exploitée pour son bois et a donc pu évoluer quasiment naturellement. (...)
Parce que l’homme n’y intervient pas, ce massif forestier abrite des écosystèmes d’une richesse sans équivalent sur le continent. Au-delà de la simple collection d’espèces, ce sont également les interactions et les comportements qui sont uniques. De nombreux scientifiques travaillent sur place pour étudier le fonctionnement de cette forêt vierge, protégée par l’Unesco depuis 1992.
Mais la forêt de Białowieża est aujourd’hui menacée par une espèce invasive qui touche une bonne partie de l’Europe. Un petit coléoptère de la sous-famille des scolytes (Ips typographus) fait des ravages parmi les épicéas. Long de quelques millimètres, il pond sous l’écorce des arbres déjà affaiblis par le réchauffement climatique et donne le coup de grâce aux épicéas qui finissent par tomber sous l’assaut de ces minuscules insectes. Des millions d’arbres seraient touchés.
L’épicéa, une essence d’arbre lucrative pour la sylviculture
Les scientifiques locaux, ainsi que les ONG de défense de la nature, poussent à la non-intervention. Cette vague de coléoptères invasifs n’en est qu’une parmi d’autres. Intense, certes, mais relativement régulière. Elle fait partie de la dynamique normale de la forêt et participe à sa régénération. (...)
Le problème a déjà été soulevé dans le parc national de Bohême, entre l’Allemagne et la République tchèque, à la suite des tempêtes des années 1990. Une invasion de scolytes décima plusieurs milliers d’hectares dans cette forêt, l’une des plus étendues d’Europe. Les responsables du parc national prirent la décision impopulaire de ne pas agir pour enrayer l’invasion, et de laisser sur place les arbres tombés afin qu’ils puissent profiter à toutes les espèces dépendant du bois mort. Le bilan semble positif : la jeune forêt est plus diversifiée, et plus riche que la précédente. La régulation des scolytes s’effectuant avec la raréfaction des épicéas. (...)
Les industriels de l’exploitation forestière ne voient pas les choses de cet œil. L’invasion de scolytes est un risque pour la forêt, et donc pour l’activité économique des sylviculteurs, car l’épicéa est une essence d’arbre lucrative (...)
Selon les opposants aux coupes, la vision datée des lobbies du bois ne serait qu’un prétexte pour « mettre un pied dans la porte » et développer la sylviculture à plus grande échelle dans la région. Les propos approximatifs, voire les contre-vérités, du ministre de l’Environnement, telles que l’affirmation que la forêt de Białowieża a été créée par l’homme, jettent un doute quant à sa sincérité. Et, selon les opposants, si les coupes de bois se multiplient, elles feront régresser la protection de la majeure partie de la forêt, jusqu’à risquer le désengagement de l’Unesco du massif forestier. (...)
Au-delà de la gestion forestière, deux conceptions de la nature, deux philosophies du rapport de l’homme à son environnement s’opposent. On pourrait les résumer avec cette question : qui, de l’homme ou de la forêt, a besoin de l’autre ? (...)