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Berlin 1933, que savait la presse ?
Daniel Schneidermann Berlin 1933, Le Seuil, 444 p., 2018.
Article mis en ligne le 17 août 2019

Daniel Schneidermann a mené une enquête, minutieuse et passionnante, sur la presse internationale face à Hitler. Il a publié un livre accusateur sur la désinvolture de ces journalistes qui faisaient mine de ne pas voir.

Si le résultat est un document fouillé de première importance, le style employé facilite grandement la lecture. Ce livre, malgré son sujet tragique, fait partie de ceux qu’on a plaisir à retrouver lorsque l’on a devant soi un moment de lecture.

L’auteur ne cache pas que l’arrivée de Donald Trump au pouvoir aux Etats-Unis, alors même que personne dans les médias n’y croyait, a déclenché son envie de creuser ce que fut l’attitude de la presse internationale, mais surtout américaine, face à l’ascension de l’excité de Munich. Si les observateurs avaient été clairvoyants, s’ils avaient voulu voir, peut-être que le cours de l’histoire aurait été différent. Et qu’on aurait pu « arrêter le train fou ». C’est tout l’intérêt de cette étude qui affirme haut et fort que jamais on en parlera assez (et de citer Jean Ferrat : « je twisterais les mots s’il fallait les twister »). (...)

Il balaye la période d’avant-guerre, mais comme le titre de son ouvrage l’indique, il s’intéresse aux toutes premières années. Et l’on est étonné du nombre de faits gravissimes qui se produisent en Allemagne dès l’arrivée d’Hitler au pouvoir, dès le lendemain du 30 janvier. Des Allemands ont disparu dans des camps qui ont ouvert en mars 1933 : en réalité, « le déni de la ‘solution finale’ a commencé dès l’hiver 1933 ». Des Juifs fuient l’Allemagne. Un correspondant du New York Times visite Dachau en avril 1933. Les correspondants de presse ont raconté, plus tard, les horreurs dont ils avaient eu connaissance mais dont ils n’ont pas parlé dans leurs articles, mesurés, banalisant les drames qui se produisaient quasiment sous leurs yeux, reproduisant la propagande selon laquelle les internés étaient là pour leur propre protection. Par ailleurs, ils ne cherchent pas à se coltiner la réalité, restent à Berlin où ont lieu les points de presse officiels et ne vont pas dans l’Allemagne profonde. Ils bénéficient le plus souvent de privilèges (demeures somptueuses), lieux de rencontres dans une ambiance sympathique. Puis le pouvoir les bichonne : à partir de 1939, ils ont droit à une double ration de viande, de pain et de beurre !

Bien sûr, ils pouvaient craindre que des informations trop détaillées condamnent leur informateur. Ils redoutaient sans nul doute la censure implacable et l’expulsion (ce sera rarement le cas : Edgar Mowrer, du Chicago Daily News, est expulsé pour propos antinazis et tentative de convaincre ses confrères). Certains prétendront qu’il fallait lire entre les lignes. Mais, manifestement, beaucoup ne s’inquiétaient pas outre mesure des humiliations et violences que subissaient les Juifs en Allemagne. Pire, ils semblaient considérer qu’il s’agissait là d’exactions marginales que le pouvoir nazi ne souhaitait pas et qu’il saurait y mettre le holà. De même qu’Hitler était souvent présenté comme dépassé par ses lieutenants agissant cruellement contre sa volonté. Ou contraint par les exigences de la base, le peuple plus nazi que les Nazis. (...)

Les dignitaires nazis lisent attentivement la presse étrangère et, au cours des années 30, manœuvrent autant qu’ils le peuvent pour que leur politique ne soit pas critiquée. Et de fait, cette presse étrangère, lorsqu’elle traitait des violences subies par les Juifs en Allemagne (humiliations publiques, lynchages de rue, antisémitisme légal, pancartes Jude, Allemande « aryenne » crâne rasé et exhibée, pour avoir eu des rapports avec un Juif), les informations étaient traitées en brèves, reléguées en pages intérieures.

Il ne s’agit jamais de venir en aide aux persécutés, on préfère fermer les portes à la misère du monde. (...)

Les USA s’inquiétaient davantage du communisme que du fascisme. (...)

Roosevelt tardera longtemps avant de se préoccuper des persécutions et lorsqu’il le fera il ne sera pas question de parler de « Juifs » mais de « réfugiés ». Au printemps 1939, après la Nuit de Cristal, le Saint-Louis, avec 900 personnes à bord, tentera d’accoster aux États-Unis. En vain, sous prétexte de quotas atteints, il fut refoulé et dût retourner en Europe : 254 passagers mourront dans les camps d’extermination. (...)

Selon des pratiques que l’on connaît encore aujourd’hui, les statistiques sur le nombre de réfugiés arrivés aux États-Unis étaient manipulées (...)

Par ailleurs, les Alliés surent en juillet 1942 de façon certaine que les Nazis avaient entrepris l’extermination des Juifs d’Europe et l’on connaît l’attitude qui fut la leur : ne rien faire pour empêcher des convois ferroviaires transportant des êtres humains à la mort, mais régler le problème « tout simplement » en gagnant la guerre. En 1942, les organisations juives américaines furent même un temps incitées à ne pas révéler ce qu’elles savaient du génocide en cours.

Daniel Schneidermann n’a justement pas voulu étudier la situation après 1942, car selon lui, et à juste titre, tout cela est assez documenté : « les gouvernements alliés n’ont pas voulu savoir que l’extermination industrielle était en marche ». Même en 1939, la déportation des Juifs autrichiens, après l’Anschluss, exposés à une mort certaine, est annoncée « sans émotion apparente, sans éditorial enflammé » (...)

Pourtant, le patron du Times était juif mais ne voulait pas, peut-être, donner des armes à la presse de Goebbels qui affirmait qu’ils étaient « tous solidaires ». Des consignes de la direction seront données aux journalistes du grand quotidien pour banaliser la persécution antisémite.

Dans ce voyage infernal, Daniel Schneidermann convoque des auteurs français : Daniel Guérin (anarcho-communiste qui sillonne l’Allemagne en 1932 puis en 1933 : bien plus clairvoyant que les journalistes), Joseph Kessel, Roger Vailland. Les frères Tharaud, de Paris-Soir, vont en Pologne et expliquent les pogroms par le fait que, tout de même, les Juifs sont intelligents, travailleurs, et que c’est pour cela que les Polonais, indolents, peu doués, s’en prennent au ghetto ! Ils écriront : « La haine innée de l’Allemand pour le juif est assez comparable à celle de l’Américain pour le nègre ». La presse bourgeoise, comme aujourd’hui, est détenue par des magnats (du parfum ou du textile, à l’époque) : ils ne veulent pas de guerre, et sont tout disposés à fermer les yeux sur les crimes d’Hitler. Ce qui compte c’est le business, et leurs journaux sont (comme aujourd’hui) « un instrument d’influence », écrit Daniel Schneidermann.

L’auteur est presque gêné de devoir reconnaître que L’Humanité, malgré « une langue de propagande, une langue de bois », lui apparaît « comme celle qui sonne le plus juste – la plus clairvoyante, la plus efficace pour dire la folie montante de l’hitlérisme ». Dénonciations « polluées par la complaisance sur les premières atrocités staliniennes ».

Au terme de cette « expédition », l’animateur d’Arrêt sur images se souvient qu’en 2017, même parmi ses proches, certains défendaient l’idée qu’on n’échapperait pas aux Le Pen : autant en finir une fois pour toutes. L’argument était que Marine Le Pen ne pourrait pas appliquer son programme (face à la presse, la justice, les contre-pouvoirs). Comme jadis, le programme infâme « va s’assagir », « il va renoncer à toutes ses folies », comme jadis, « une incapacité à concevoir l’inimaginable ». (...)