
Quelles sont aujourd’hui encore les conséquences de la colonisation française sur la société algérienne ? Psychanalyste exerçant entre Paris et Alger, Karima Lazali a décelé chez de nombreux patients des troubles liés à ce passé tourmenté. Convoquant l’histoire et la littérature, elle a publié Le trauma colonial, enquête sur les effets psychiques et politiques de l’offense coloniale en Algérie. Entretien au long cours.
Tout commence avec « la guerre intérieure », ainsi que Karima Lazali dénomme le conflit qui a déchiré l’Algérie durant les années 1990. À partir de sa pratique clinicienne, Karima Lazali s’interroge sur les raisons d’un tel déferlement de violence, d’une telle « monstration » de cette violence qui oppose les groupes islamistes armés au pouvoir en place, mais aussi à une grande partie du peuple algérien. Elle est ainsi amenée à remonter le fil de l’histoire et à s’intéresser à l’héritage colonial. Ce sont ces recherches qui donneront l’ouvrage Le trauma colonial, publié l’an passé aux éditions Koukou en Algérie et de la Découverte en France.
L’originalité de ce travail s’exprime à travers un parti-pris pluridisciplinaire. Convoquant l’histoire, la politique, la linguistique et la littérature, l’auteure associe à son expérience analytique des approches qui vont apporter des éclairages inhabituels.
Une société coupée de ses racines
Depuis Frantz Fanon, dont l’auteure revendique l’héritage, il y a eu très peu de travaux cliniques en Algérie et en France sur les effets psychiques de la colonisation – cette entreprise qui commence par une conquête d’une violence inouïe, aboutissant à la disparition d’un tiers de la population autochtone, et ce au moment où la France se débat pour mettre en place une république. La colonie, ainsi que l’explique Karima Lazali, constitue ainsi une sorte d’ » envers du décor » de la république en gestation et de ses valeurs humanistes.
La particularité de ce livre, c’est la place qu’il accorde à la littérature algérienne dite d’expression française, née dans les années 1940-50. Cette littérature se donne à lire comme un élément puissant de compréhension d’une société amputée de sa, de ses langues, coupée de ses racines, déstructurée dans ses ancrages généalogiques, culturels et traditionnels, par cette « effraction » coloniale, ce « blanc » historique. (...)
" L’Algérie a été une colonie de peuplement, ce qui signifie qu’il fallait inverser le nombre de naissances d’ » Européens » par rapport au nombre de naissances d’ “indigènes”, pour repeupler ce territoire “par du blanc”. Alexis de Tocqueville emploie l’expression “comprimer la masse arabe”. Il s’agissait donc de réduire au maximum cette masse dite “arabe” – qualificatif qui fait fi des différences ethniques et religieuses – afin de permettre sur la durée une francisation du territoire, non pas pour les “indigènes”, mais pour les « Européens ».
Selon plusieurs historiens, un tiers de la population a disparu les premières années de la conquête, par des meurtres de masse, des enfumades de tribus entières dans les grottes, mais aussi par la famine et les épidémies. Réduire le nombre d’autochtones était aussi un moyen efficace pour casser les velléités de résistance et de soulèvement. Le fratricide a été utilisé comme une arme de guerre coloniale, car son emploi permettait d’effacer les traces du crime et de laisser penser que la responsabilité de ces meurtres incombait uniquement aux autochtones, dans leurs luttes tribales.
La pratique de l’effacement pour la population “indigène” sera au cœur de la politique coloniale. Cette pratique empruntera plusieurs moyens et s’exercera sur différents registres. (...)"