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Mediapart
À Rennes, la justice malmenée par la « crise du service public »
Article mis en ligne le 5 décembre 2021

En pleine mobilisation du monde judiciaire, des magistrats rennais racontent leurs désillusions et leurs regrets face à leurs propres insuffisances. Cernés par les priorités contradictoires, ils examinent chaque dossier en gardant un œil sur la montre.

Ici, l’action se noue devant le bureau à peine surélevé du juge, dans une proximité presque intime. On s’approche, on explique à voix basse pourquoi on n’arrive plus à payer son loyer, et on promet de commencer de rembourser. Après un an et demi de pandémie, la perte d’un emploi ou le statut de mère célibataire ont fait perdre l’équilibre à beaucoup de petits budgets.

« On ne va pas pouvoir prendre tous les dossiers aujourd’hui », précise le président, Thibaut Spriet, en début d’audience. Le juge des contentieux de la protection – nouveau nom du « juge d’instance » depuis 2019 – a « bien conscience » que certains se sont déplacés pour rien, mais il n’a « pas vraiment le choix » : l’essentiel de sa matinée consiste à renvoyer des affaires à mars ou avril 2022.

« Le service fonctionne avec 60 % des effectifs de magistrats depuis septembre, ce sera 50 % en janvier. Nous sommes obligés de prioriser. » (...)

Pour chaque affaire examinée ce vendredi, le magistrat doit donc rendre une décision le 17 décembre. Sans compter « la soixantaine en stock qui attendent dans [son] bureau », à rédiger d’ici là.

Membre du Syndicat de la magistrature (SM, classé à gauche), Thibaut Spriet participe à la mobilisation en cours contre le sous-effectif, la « perte de sens » des métiers de la justice et les « états généraux » organisés par le gouvernement, vus comme une supercherie. Au fil des semaines, les motions visant à les boycotter s’empilent dans les tribunaux de France. (...)

Une tribune signée par plusieurs milliers de professionnels, fin novembre, a donné le ton. Lancé par de jeunes magistrats, désireux de dépasser les clivages syndicaux et hiérarchiques, cet appel insiste sur le sort des justiciables, malmenés en tant que mis en cause, victimes ou simples usagers d’un service public en piteux état. (...)

« Il est patient le juge, il est gentil », commente un avocat d’âge vénérable en faisant les cent pas dans la salle. « Quand on a des gens compliqués en face, hein… », lui répond une dame depuis sa chaise. L’agacement et les reproches s’éternisent, au risque de grignoter le temps prévu pour les dossiers suivants. Le président finit par abréger, après avoir récolté toutes les pièces censées l’aider à se faire une idée. Il peut passer aux dossiers suivants, plus classiques : des organismes HLM demandant l’expulsion des mauvais payeurs, sans animosité ni empathie. (...)

Une « justice chronométrée » qui s’apparente à « de l’abattage » (...)

Des histoires personnelles douloureuses s’invitent quelques minutes dans la salle d’audience, puis s’en vont. (...)

Le président ralentit le rythme pour répéter ses explications à un locataire soudanais qui ne comprend pas très bien le français. Un père de cinq enfants indique que son travail à l’abattoir lui a causé de vives douleurs au dos et aux chevilles, entraînant plusieurs mois d’arrêt-maladie mal indemnisés. Une femme au regard épuisé a arrêté de régler son loyer après la mort de son mari, en septembre. Tous ces « mauvais payeurs » bénéficiaient des APL, suspendues dès le moment où ils ne règlent plus leur part : en quelques mois, les dettes grimpent à plusieurs milliers d’euros. (...)

Au terme de cette matinée chargée, Thibaut Spriet, 34 ans, prend le temps de débriefer l’audience. Regrettant cette « justice chronométrée » qui s’apparente à « de l’abattage », le juge s’inquiète encore un peu pour le locataire soudanais : « Je lui ai expliqué deux fois, mais je crois qu’il n’a rien compris. » En poste à Rennes depuis septembre 2020, après avoir été juge d’instance à Abbeville, Thibaut Spriet est magistrat depuis six ans. Outre les expulsions locatives, il s’occupe des tutelles et des situations de surendettement.

« Le plus dur, c’est les fonctions de cabinet, quand on a une journée entière avec un dossier de tutelle à entendre toutes les vingt minutes. Si on passe une heure sur un dossier, il y en a d’autres qu’on n’entendra pas du tout. Alors dès qu’on peut, on dit “hop ! c’est bon, j’ai compris, affaire suivante”. C’est de l’instinct de survie, pour bien traiter ce qui mérite de l’être. On sacrifie pour sauver. »

Pour rédiger ses jugements de trois ou quatre pages à l’issue de cette audience, le magistrat doit relire les pièces et les conclusions des parties, synthétiser les arguments juridiques, motiver sa décision. Là aussi, le juge se dit contraint de « faire des choix » : « Il y en a neuf que je vais passer très vite, pour me donner énormément de temps sur le dixième. » (...)

Étienne Kubica, est devenu juge des enfants. Le tribunal de Rennes en compte six.

« On est sortis de l’école avec une déontologie, de grands principes, l’idée qu’on va exercer une mission importante. Dès notre premier poste, souvent dans des juridictions en difficulté, le gap est abyssal. »

Il envisage ses fonctions comme un « dernier recours » pour aider des enfants en difficulté. Dans un contexte de « crise globale du service public », le juge doit bien constater que ses décisions de placement ne sont pas toujours mises en œuvre, faute de familles d’accueil ou de places en foyer. (...)

Étienne Kubica, est devenu juge des enfants. Le tribunal de Rennes en compte six.

« On est sortis de l’école avec une déontologie, de grands principes, l’idée qu’on va exercer une mission importante. Dès notre premier poste, souvent dans des juridictions en difficulté, le gap est abyssal. »

Il envisage ses fonctions comme un « dernier recours » pour aider des enfants en difficulté. Dans un contexte de « crise globale du service public », le juge doit bien constater que ses décisions de placement ne sont pas toujours mises en œuvre, faute de familles d’accueil ou de places en foyer. (...)

« Lorsqu’on siège en juge unique et qu’on explique la peine aux gens, ils se prennent plein d’infos. Ils sont assommés. Le type nous regarde et nous dit : “J’ai pas compris.” Mais on a encore vingt dossiers derrière. Il m’est arrivé de répondre “écoutez, vous demanderez à votre avocat, il vous réexpliquera”. Alors que j’aimerais prendre le temps nécessaire pour qu’ils comprennent. »

La surcharge de travail et la fatigue l’ont parfois conduite à des « mouvements d’humeur » qu’elle regrette. (...)

Dans les témoignages de ces magistrats transparaît le désir de bien faire. C’est-à-dire ne pas faire d’erreur grave, mais aussi de faire en sorte que les décisions de justice soient éclairées et comprises. Dans des cabinets qui comptent « 800 à 900 mesures d’assistance éducative », reprend Étienne Kubica, le juge des enfants, « il arrive que certaines décisions, considérées comme “simples”, soient prises sans débat. Il est pourtant nécessaire de poser un certain nombre de choses et d’en débattre avec les justiciables ». (...)

Dans le quotidien de ces magistrats, deux types de contentieux ont pris une importance considérable ces dernières années : les violences intrafamiliales et les violences sexuelles. « C’est totalement légitime », tient à préciser Jean-Marie Blin, qui n’a « jamais vu un changement des pratiques aussi rapide ». Il voudrait simplement faire comprendre qu’une telle prise de conscience collective « n’est pas sans conséquence » sur le fonctionnement de la justice.

« Ça se répercute partout. Le nombre de dépôts de plainte a augmenté. Au parquet, on demande à ceux qui s’occupent des affaires économiques et financières de venir aider. Les gendarmes sont mobilisés sur les violences intrafamiliales, quand vous leur envoyez du travail illégal ou de l’escroquerie, ça va sur la pile. On va chercher des juges, à droite à gauche, pour les audiences. En comparution immédiate, les charrettes de maris violents ont remplacé les fous du volant. Les pouvoirs publics mettent en place des lois, des dispositifs techniques, mais il faut du monde pour pouvoir les appliquer correctement. »

Étienne Kubica insiste sur ce « paradoxe », à l’heure où une partie du discours politique se focalise sur « la crise de confiance entre l’institution judiciaire et les citoyens » : « Nous n’avons jamais été autant saisis. Il y a une vraie demande de justice. Et nous, en tant que professionnels, avec le cadre donné et les moyens fournis, on est en grande peine pour y répondre. »