Désormais premier port de croisière français et vingtième mondial, Marseille se frotte les mains. Il faut dire que la municipalité, depuis vingt ans, n’a pas ménagé ses efforts pour transformer l’ancien port industriel en destination privilégiée des touristes du monde entier. Les immenses navires, gorgés de passagers, se bousculent désormais aux portillons de ses nouvelles gares maritimes. Champagne ! Mais si la mairie dirigée par Jean-Claude Gaudin se félicite de retombées financières discutables, elle ne dit mot des lourdes nuisances qui accompagnent ce tourisme de masse aux accents caricaturaux. Histoire d’un naufrage, racontée en partenariat avec le journal CQFD.
(...) Pot-pourri de croisiéristes débarquant en masse, perches à selfie dans une main et précieuses devises dans la poche. Avec eux, la promesse d’un nouvel âge d’or, éternel espoir de renaissance d’une ville en butte à la pauvreté, au chômage et au clientélisme. Marseille sera le paradis de la croisière, ou ne sera pas. C’est en tout cas ce qu’ils disent.
De l’« artisanat » à l’usine à touristes
Il a fallu vingt ans pour transformer la ville en escale privilégiée. Et la faire grimper au premier rang des ports de croisière français, au cinquième européen et au vingtième mondial. Cocorico. Ils étaient 18 000 passagers en 1996, ils furent 1,6 million en 2016 – les deux millions sont annoncés pour 2020. « Nous étions des artisans, nous sommes devenus des industriels », résume l’adjointe au tourisme Dominique Vlasto [1]. Et la même de pavoiser : « Il y a vingt ans, la gare maritime était une simple tente. Aujourd’hui, il y a plusieurs gares maritimes financées par les armateurs. » Elle ne boude pas son plaisir, et cela se comprend aisément – elles sont rares, les « réussites » dont peuvent se targuer les élus marseillais. Celle-ci tient en partie au travail d’un homme, Jacques Truau, missionné au tout début des années 1990 par la Chambre de commerce et d’industrie pour relancer une activité portuaire qui a raté le tournant du fret, et qui perd sa rente pétrolière.
Le bougre a du flair. Très vite, il mise sur le développement de la croisière (132 000 passagers dans le monde en 1973, 25 millions aujourd’hui). Il démarche dès 1993 les opérateurs internationaux, fonde un Club de la croisière, fait l’article dans les salons spécialisés, partout vante Marseille. Et convainc finalement la compagnie italienne Costa de faire escale dans le port en 1996. Le plus dur est fait, les autres vont suivre. (...)
Une obsession : changer l’image de la ville
Mais une usine n’est rentable que si elle est convenablement alimentée en matière première. Ici, les croisiéristes : il en faut plus, toujours plus, pour rentabiliser de lourds investissements et légitimer les orientations choisies. C’est le rôle de la politique d’image conduite au cours des années 2000 par la municipalité, visant à faire tomber les préventions des touristes, plus ou moins convaincus que la cité phocéenne est un coupe-gorge sale et inhospitalier. Un patient et coûteux travail de promotion territoriale qui trouve son aboutissement avec les festivités de « Marseille-Provence 2013, capitale européenne de la culture ». Ou encore, de façon plus anecdotique, avec le chèque de 165 000 euros signé en 2014 à la chaîne américaine ABC, pour qu’elle fasse de La Canebière et du Panier le cadre d’une saison de son émission de télé-réalité « La Bachelorette ». So glamour. Et peu importe aux 13,5 millions de Ricains qui la regardent que les écoles, hôpitaux et infrastructures publiques tombent en ruines et que le taux d’endettement de la ville atteigne des sommets. La substance n’est rien, seule compte l’image. (...)
Circuits touristiques verrouillés
Les passagers les plus fortunés n’ont même pas besoin de descendre à terre pour photographier le bâtiment : ils peuvent le faire depuis leur navire stationné quai de la Joliette, à quelques centaines de mètres. Un site privilégié, réaménagé dans le cadre du projet Euroméditerranée [4] et destiné à accueillir les seules croisières haut de gamme. Jalousement gardé, l’accès au quai s’opère en rez-de-chaussée d’un clinquant centre commercial inauguré en 2014, Les Terrasses du Port.
Direct, du chic à l’esbroufe... Quant aux Marseillais, ils peuvent toujours observer les luxueux bateaux depuis le vaste balcon qui donne son nom à l’endroit. Les pauvres contemplent les riches qui contemplent le Mucem et l’entrée du Vieux-Port – la boucle est bouclée.
Il en va ici comme dans le reste de la ville : deux mondes se croisent, mais ne se parlent pas. Il n’en a jamais été question, d’ailleurs. (...)
Des retombées économiques chimériques
L’argent ? Quel argent ? C’est bien le pire : le croisiériste ne dépense pas grand-chose à terre (...)
« Les croisiéristes ne descendent pas du bateau »
Et encore : il s’agit des passagers qui quittent le navire – ô bouillants aventuriers. Mais ils sont nombreux à n’en rien faire, préférant rester dans leur cocon flottant. Et pourquoi non ? Tout a été pensé pour les garder à bord. (...)
Les particules fines, première retombée locale
Si les passagers restent (majoritairement) à bord, ce n’est pas le cas de la pollution qu’ils drainent. Voici la vraie retombée, majeure, massive, que l’industrie de la croisière offre à Marseille : des oxydes de soufre et des particules fines. C’est que les moteurs de ces monstres des mers ne s’arrêtent jamais. (...)
Selon l’ONG Transport and Environment, la pollution atmosphérique maritime serait ainsi responsable chaque année de 50 000 morts prématurées en Europe.
Boum, la croisière tue. Et pas toujours de mort lente. Le 13 septembre dernier, un exercice de sécurité réservé à l’équipage a lieu sur le Harmony of the Seas, à l’occasion de son escale marseillaise. Un canot de sécurité se détache, tombe de dix mètres de haut. L’accident fait un mort (un Philippin) et quatre blessés graves (trois Philippins et un Indien). De parfaits représentants de ce prolétariat sous-payé qui souque dans les soutes des navires de croisière, travaillant plus de 70 heures par semaine pendant plusieurs mois, sans aucun jour de congé. Sur l’Harmony of the Seas, ils dépendent du droit du travail des Bahamas, où est immatriculé le bateau - un pavillon de complaisance. Pour faire valoir leurs droits, les blessés devront passer par un tribunal d’arbitrage situé dans ce paradis fiscal. La Royal Caribbean Cruise Line, propriétaire du navire, n’a pas trop à s’en faire : c’est elle qui est chargée de rémunérer le juge [12].
Surtout, ne pas bloquer les flux !
Suite au drame, l’Harmony of the Seas est retenu dans le port de Marseille. Oh, pas longtemps : il repart le lendemain. Pas question de bloquer les flux outre-mesure - l’industrie a trop à y perdre. (...)