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Rue89 Bordeaux
A Bordeaux, le débat glisse de la mémoire de l’esclavage à celle du colonialisme
Article mis en ligne le 7 août 2019

Sujet encore tabou il y a peu, le souvenir du rôle primordial de Bordeaux dans la traite des Noirs trouve enfin sa place dans l’espace public, avec notamment la statue de Modeste Testas et la création d’un square autour du buste de Toussaint-Louverture. Pour certains c’est toujours insuffisant, tandis qu’émerge le débat sur la mémoire du colonialisme, à l’image de la question d’une rue Franz Fanon, ou d’un projet de guide du Bordeaux colonial.

Dressée sur les quais de Bordeaux, l’élégante silhouette regarde en direction de l’estuaire – même si sa vue est un peu obstruée par le navire de croisière amarré face à elle. Son visage de bronze interpelle les touristes qui en descendent, et pour beaucoup la prennent en photo.

Mais très peu se penchent pour lire la plaque détaillant son identité, ou remarquent ses fers aux pieds et les fleurs séchées. La statue représente Al Pouessi, jeune fille raptée en Afrique, rebaptiséée Modeste Testas, du nom de la famille bordelaise qui l’a achetée en 1781, et envoyée à Saint-Domingue (aujourd’hui Haïti). (...)

Inaugurée le 10 mai dernier, journée de commémoration de l’esclavage, cette œuvre doit incarner le passé esclavagiste de Bordeaux, à travers le parcours d’une femme jusqu’ici anonyme, mais que ses descendants ont pu retracer. Seule une discrète plaque, posée en 2006 au même endroit, rappelait le départ du premier navire armé pour la traite des Noirs, en face de la Bourse maritime.
Premier port colonial français

Cette sombre page de l’histoire de la ville a donc désormais un visage. Mais aussi – enfin – une explication claire et visible dans l’espace public (...)

Le buste du héros de l’indépendance haïtienne y était quasi invisible, perdu sur une pelouse du parc aux angéliques. Déplacé près d’une promenade, il est désormais pourvu d’une biographie du général mort détenu en France en 1803. (...)

Le square et la statue de Modeste Testas, sont deux des dix propositions faites l’an dernier par une commission sur la mémoire de l’esclavage à Bordeaux, initiée en 2016. Encore maire, Alain Juppé les avait validées, après des années de réticences sur ce sujet tabou.

L’ouvrage historique de référence sur celui-ci, « Bordeaux port négrier » (1995), n’a ainsi pas été réalisé par un universitaire local, mais par un historien nantais, Eric Saugera. Et il a fallu attendre 2009 pour que soient créées au Musée d’Aquitaine des salles dédiées à l’histoire de l’esclavage, et au rôle prépondérant de Bordeaux – deuxième port négrier de France, loin derrière Nantes, la ville a été au XIXe le premier port colonial. (...)

« Certains avaient peut-être trouvé que nos 10 propositions étaient modestes mais en moins d’une année nous les avons presque toutes réalisées, défend Carole Lemée, anthropologue à l’université de Bordeaux, et membre de cette commission. Nous ne considérons pas que c’est une fin en soi mais un socle à partir duquel on peut évoluer. »

Le retour du Mémorial

Certains connaisseurs du sujet en doutent, cependant.

« Un travail sincère de visibilité est fait, mais est-ce le bon ? s’interroge par exemple Christine Chivallon, géographe et anthropologue, spécialiste de la mémoire de l’esclavage aux Caraïbes. Je suis toujours étonnée qu’on n’arrive pas à trouver le bon langage. Le mémorial de l’esclavage à Nantes est une une belle réussite car il y a de l’émotion, et on en a besoin pour parler d’une expérience douloureuse. Or j’ai trouvé que cette commémoration (du 10 mai dernier, NDLR) et cette statue de Modeste Testas manquaient d’émotion. Cela ne parle pas suffisamment aux gens. (...)

Bordeaux a une histoire de proximité et de convergences très fortes avec les DOM-TOM. Or les îles des Caraïbes sont les seuls endroits au monde majoritairement peuplés de descendants d’esclaves. On n’a pas encore trouvé les codes pour arriver à saisir et faire parler de ces sociétés modelées dans la matrice esclavagiste et la racialisation des rapports sociaux. » (...)

d’autres revendications de Mémoires et Partages sont en passe d’être réalisées… L’association ferraillait par exemple sur les rues portant des noms de personnalités bordelaises esclavagistes, réclamant d’y apposer des panneaux explicatifs. Le débat porte essentiellement sur l’identité de celles-ci. Mémoires et Partages en avance 17, incluant ceux de familles qui se sont enrichies grâce au négoce.

Après un travail d’archives, la commission n’a retenu que 6 lieux, dont la rue David-Gradis, négrier bordelais, ou de la place Mareilhac (armateur et maire de Bordeaux en 1796), plus Colbert, commanditaire du Code Noir.

« Dans l’avenir on s’interdit pas d’en rajouter, que ce soient des abolitionnistes, ou de négociants ayant profité du commerce en droiture, entre la métropole et les colonies », ajoute Marik Fetouh.

Jusqu’où sera mené ce travail mémoriel ? Le collectif Sortir du colonialisme, dont font notamment prépare par exemple un « Guide du Bordeaux colonial », recensant les lieux de la métropole portant des noms personnalités locales et nationales. Un tel guide a, à Paris, indexé 230 rues, places, boulevards… A Bordeaux Métropole, il pourrait comporter une centaine de noms de « glorieux aventuriers militaires et idéologues qui ont construit notre empire », explique André Rosevègue, membre de ce collectif.
Repentance ?

« L’esclavage n’est qu’un des aspects d’un crime contre l’humanité, le colonialisme, qui s’est poursuivi après abolition avec le travail forcé ou le statut de l’indigénat, justifie ce dernier. Mais c’est moins clair dans la conscience des gens. (...)

Relayé par la Clé des Ondes, qui accueille une émission mensuelle, « Le guide noir », et la revue Ancrage, qui réalise des biographies, le collectif vise une parution de son guide début 2020. Les premières notices ont été faites sur Colbert ou, plus étonnant, Paul Bert. (...)

Le guide se propose en outre de mettre en avant des travaux universitaires méconnus, tels que la thèse de Christelle Lozère sur les foires expos coloniales à Bordeaux, indiquant notamment l’exhibition de « zoos humains » aux Quinconces… Mais peut-on aborder franchement tous ces sujets sur le passé peu glorieux de Bordeaux ? (...)

« Tout est lié : l’Europe a redécouvert l’Afrique après l’interdiction de l’esclavage pour avoir une main d’œuvre pas chère, reconnaît Marik Fetouh. Mais là où plus personne ne nie que l’esclavage est un crime contre l’humanité, le débat est quasi impossible sur la colonisation et pire encore la décolonisation, car des gens du FLN ou de l’OAS sont encore en vie, et les plaies ne sont pas refermées. »

La polémique déclenchée à Bordeaux sur un éventuelle rue Franz Fanon illustre bien cela. Sous pression de l’extrême droite, qui a dénoncé un hommage « à un homme qui a pris, il y a soixante ans, fait et cause pour le terrorisme algérien » la mairie a suspendu sa décision de donner le nom du psychiatre anti-colonialiste à une sente de Ginko.

Elle a commandé un rapport à un historien, Jean-Pierre Poussou. Cet ancien recteur a bien rendu ses travaux, a appris Rue89 Bordeaux. Transmis à la commission viographie (qui choisit les noms de rues), ils sont en attente de l’avis et de la décision du maire.… (...)

Pour regarder son histoire en face, la ville doit être un peu bousculée.